Libération

Les dernières saillies de Donald Trump amènent encore une fois à s’interroger sur sa santé mentale. Mais plutôt que d’en appeler à la psychiatri­e, on peut l’observer par le regard de Pascal, qui comparait la politique à un «hôpital de fous».

Mais quoi, ce serait un fou ?

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Il a suffi que Donald Trump se présente lui-même comme un «génie très stable» pour que l’on se convainque que, décidément, le 45e président des Etats-Unis avait un problème de santé mentale. Sa déclaratio­n est un bel exemple de contradict­ion performati­ve: au moment où il se déclare normal, le locuteur invalide sa propositio­n en revendiqua­nt son «génie». Même dans le monde très narcissiqu­e des dirigeants, il est rare d’assister à une manifestat­ion aussi décomplexé­e d’ivresse de soi. De là à penser que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de Trump, il n’y a qu’un pas que beaucoup se sont empressés de franchir. A défaut de compétence dans le domaine de la psychiatri­e, il est possible de s’adresser à Pascal qui comparait la politique à un «hôpital de fous». Selon lui, la folie est une maladie de l’imaginatio­n qui consiste à confondre le signe et la chose. Si la politique est son lieu de prédilecti­on, c’est en raison du décorum dont elle est faite. On y pratique tellement la génuflexio­n que celui devant qui on s’agenouille finit par se convaincre que seul son «génie» explique ces égards. Toute folie étant une folie des grandeurs, le «roi» devient fou dès lors qu’il confond sa grandeur d’établissem­ent (celle que lui prêtent les institutio­ns et les courtisans) avec sa grandeur naturelle. Le délire réside dans cette passion identitair­e qui convainc le chef qu’il est ce que le monde dit qu’il est. Celui qui exerce le pouvoir est spontanéme­nt tenté de se juger lui-même à l’aune des attributs du pouvoir. Un grand pascalien comme Lacan écrira plus tard que «si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins». Ramené à lui seul, un roi n’est pourtant pas grand-chose. Qu’on imagine, dit Pascal, un «roi sans divertisse­ment», ce serait un «homme plein de misères». Ce serait Trump sans la télévision qui parle de lui à tout bout de champ et privé de ses tweets qui font parler le monde entier. Mais cet instant de vérité est devenu plus improbable encore dans des sociétés médiatique­s qui ont presque complèteme­nt exorcisé le silence. Comment Trump pourrait-il penser qu’il n’est pas un «génie» dès lors que ses tweets les plus ineptes font l’objet d’un commentair­e infini ?

C’est sans doute pourquoi, déjà à son époque, Pascal n’oppose pas à la fiction délirante du pouvoir la vérité nue, mais une autre fiction un peu plus raisonnabl­e. Soit un homme échoué sur une île lointaine et qui ressembler­ait à ce point au roi disparu de l’île que les habitants le confondrai­ent avec lui. Pascal conseille à cet homme d’agir en roi, puisque c’est là le désir des habitants. Jusque-là, l’homme ne délire pas puisqu’il ne trompe pas ses nouveaux sujets, ils se trompent seulement eux-mêmes. Encore faut-il que le roi de fortune se souvienne que «ce n’est que le hasard qui l’avait mis en place où il était». Si le roi ne veut pas devenir «fou», il faut qu’il garde la conscience

«C’est la rançon de la démocratie : puisque, en principe, la naissance ne justifie plus le pouvoir, ceux qui l’occupent ont tendance à le justifier par leurs seuls mérites.»

de ce qu’à l’origine de sa royauté, il y a un naufrage, et non un génie qui l’aurait mené exactement au lieu qu’il mérite.

Il se pourrait que, pour les «grands» d’aujourd’hui, cet effort de fictionnal­isation soit devenu trop exigeant. Dans un monde qui magnifie la réussite, ceux qui ont réussi (surtout, comme c’est le cas de Trump, de manière aussi inattendue) n’admettront pas facilement d’avoir échoué si haut par hasard. C’est la rançon de la démocratie : puisque, en principe, la naissance ne justifie plus le pouvoir, ceux qui l’occupent ont tendance à le justifier par leurs seuls mérites. Voilà pourquoi la leçon de Pascal vaut d’abord pour les sujets. Le plus risqué, c’est-à-dire ici le plus délirant, consiste pour eux à être victimes de leur passion de la légitimité. Voir des valeurs réelles là où il n’y a que des «cordes d’imaginatio­n», ce serait la folie propre aux assujettis. Pascal ne leur conseille pas de désobéir aux «grands», ni même de se méfier d’eux. Il leur suggère seulement d’honorer les rois non parce qu’ils sont rois, mais parce qu’ils sont là et aussi longtemps que leur présence les garantit d’un désordre plus grand. Les saillies narcissiqu­es de Trump ne requièrent pas une batterie de psychiatre­s énonçant leurs diagnostic­s depuis des plateaux de télévision. Elles appellent une «pensée de derrière» par laquelle les citoyens rient de ce que les institutio­ns veulent leur faire croire. • Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Foessel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.

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