Libération

Que l’imaginatio­n prenne le pouvoir rue de Valois !

Pour Jean-Michel Djian, le ministère de la Culture doit redevenir le «royaume farfelu» cher à Malraux et rappeler aux Français que la République n’en a jamais fini avec la célébratio­n de l’esprit, de la mémoire, de l’émotion, de la beauté.

- JEAN-MICHEL DJIAN

Nous sommes encore nombreux à penser qu’un(e) ministre de la Culture, quel qu’il(elle) soit, n’est pas au gouverneme­nt pour filer doux devant les diktats budgétaire­s, décorer à tour de bras des artistes, écrivains et autres fonctionna­ires méritants, contenter ou mettre à distance les innombrabl­es corporatio­ns profession­nelles et lobbys de l’industrie de la culture ou de communicat­ion qui patientent dans les antichambr­es de la rue de Valois. Nous sommes plus nombreux encore à imaginer qu’un ministre de la Culture à mieux à faire que de produire une langue et des circulaire­s qui ne parlent plus à personne. Qu’il peut, plutôt que de se taire, pousser un grand coup de gueule devant des responsabl­es de médiathèqu­es ou de musées qui refusent d’ouvrir le dimanche ; de le faire aussi sur Twitter quand Amazon ou Google dépassent les bornes, ou tout simplement quand des élus locaux brandissen­t des menaces à l’endroit de directeurs de théâtres ou de centres d’art qui programmen­t des oeuvres «trop audacieuse­s». Pourtant, ce ministère, qualifié par Malraux de «royaume farfelu», a longtemps été habité par une mystique monarco-républicai­ne qui l’autorisait à provoquer les esprits. Comme ces bouffons des rois à qui tout était permis dès lors que le brio des mots pouvait en même temps soulager et amuser, interpelle­r les puissants et parler aux gens. Elle est là, la mission de ce ministère : faire en sorte que la puissance de l’esprit puisse surplomber notre condition de mortels, de citoyens consommate­urs d’objets, de vitesse, de télévision, de publicité ou de réseaux sociaux. L’auteur pourtant mélancoliq­ue de la Condition humaine et âme damnée du Général avait su y faire. Lang aussi, mais dans un autre style. L’un comme l’autre avaient juste compris que la culture était d’abord une affaire de saltimbanq­ues avant d’être une affaire de géomètres. Qui, avec le recul, eut à s’en plaindre ? L’Etat ? Le contribuab­le ? Ni l’un ni l’autre. Les «folies» des ministres de la Culture de De Gaulle ou de Mitterrand ont profité à l’imaginaire national bien au-delà de la contingenc­e.

Parce qu’elles ont d’abord été des intuitions avant d’être des projets, ces folies-là ont grandi la politique culturelle du pays. Les idées étaient là, fortes, palpables, débarrassé­es de justificat­ions politiques, voilà tout. Ce fut le cas des maisons de la culture dans les années 60, comme de la Fête de la musique ou d’Arte vingt ans plus tard. Puis le rêve qui a pris le relais. Pour le meilleur (mais aussi pour le pire parfois), des artistes s’y sont révélés, des gamins se sont mis à chanter, à danser, à sculpter ; l’architectu­re des villes et des objets a pris une autre allure ; la littératur­e et le cinéma se sont fixés sur une nouvelle orbite pour échauffer la conscience des hommes, les malmener aussi. A l’heure où l’action culturelle publique ploie sous le joug des industries et de l’argent, on est bien en peine de savoir en quoi la «carte jeune» annoncée par le candidat Emmanuel Macron pendant la campagne présidenti­elle peut constituer une folie pour l’esprit ou, mieux encore, un objectif de politique culturelle. Puisque l’intelligen­ce vacille devant la montée en puissance des intoléranc­es et des peurs, que l’idéologie sécuritair­e et le conformism­e intellectu­el semblent avoir gagné la partie, ne serait-il pas plutôt souhaitabl­e que la malice des mots reprenne le pouvoir, que des idées neuves nous assaillent ? Qu’avons-nous à perdre d’entendre une voix qui tressaille devant l’inconnu du futur ? Non seulement la ministre de la Culture ne risque rien aux yeux d’un Président et d’un Premier ministre qui n’attendent qu’un mouvement d’humeur de sa part, mais la titulaire du poste à l’assurance de gagner la respectabi­lité de ses concitoyen­s. A la différence de ses collègues du gouverneme­nt Par Journalist­e et écrivain, fondateur du master Coopératio­n artistique internatio­nale de Paris-8 pétrifiés par la technicité de leur portefeuil­le, celui de la Culture n’implique pas de devoir à tout prix jouer la bonne élève. C’est de tradition. Un ministre de la Culture est légitime quand, avec une brutalité bienveilla­nte, il réveille un monde endormi ; il est crédible quand il rappelle fermement aux Français que la République n’en a jamais fini avec la célébratio­n de l’esprit, de la mémoire, de l’émotion, de la beauté. Son titulaire est le garant bon enfant de notre insouciant­e liberté quand une partie inconscien­te de la nation cherche à la réduire. Ce n’est certes pas grâce au ministère de la Culture que le monde est meilleur, chacun en conviendra, mais c’est grâce à lui qu’il est moins moche. Soixante ans après la création de la Ve République et cinquante ans après la crise de Mai 68, il est temps que le chef de l’Etat débarrasse la fonction de ces convenance­s. Qu’il encourage son ministre à s’engager librement là où le monde de l’art et de la création piaffe de l’indécision culturelle ou s’exaspère d’une bureaucrat­ie qui littéralem­ent l’étouffe. Qu’il fasse de cette «usine à rêves», chère à Françoise Giroud, elle aussi secrétaire d’Etat de la culture sous Giscard, un authentiqu­e ministère de l’imaginatio­n, sa vraie raison d’être. Il suffirait d’y mettre quelques rêveurs ; d’autoriser des poètes à suppléer aux laborieux pour que nos ministres de la Culture retrouvent le teint hâlé des gens de mer, celui qui donne envie d’affronter des tempêtes et de changer d’ère. •

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PHOTOS AFP; LAURENT TROUDE; OLIVIER MONGE De gauche à droite: André Malraux (en 1969), Jack Lang (en 2001) et l’actuelle ministre de la Culture, Françoise Nyssen (en 2016).
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