AMER ANNIVERSAIRE
Pour les 70 ans de l’Etat hébreu, le gouvernement vante la «start-up nation» et ses succès technologiques, comme pour mieux effacer l’exigence civique du récit national.
Alors que l’Etat hébreu célèbre ses 70 ans, la montée du nationalisme et de l’extrémisme religieux fragilise son idéal démocratique.
«Oui, il y a de quoi être fier.» C’est avec ce drôle de slogan qu’Israël a choisi de fêter ses 70 ans (lire page 4). Les historiens noteront toutefois une évolution positive, en comparaison au fameux «nous préférons vos condamnations à vos condoléances», credo de Golda Meir (au pouvoir entre 1969 et 1974). Mais c’est ainsi : Israël est toujours sur la défensive. L’actualité brûlante, à Gaza notamment, n’a pas dissipé ces impressions, alors que le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, se contenterait bien de dérouler des discours sur «la nation de l’innovation», thème de ce millésime. Celle qui a donné au monde les meilleures applis GPS et les tomates cerises. C’est pour cela que Nétanyahou court les forums économiques : réangler le récit national comme la success story d’une start-up est plus facile à vendre qu’un projet politique ou messianique.
Dans les conférences sionistes, on compare volontiers Theodor Herzl, (l’initiateur, au XIXe siècle, de l’idée d’un «foyer national juif en Palestine») à Steve Jobs. Présenter Israël comme un triomphe économique et technologique a un avantage : c’est une vérité indéniable. Au bord de la faillite dans les années 80, l’Etat hébreu affiche désormais une croissance insolente de 4% par an, un niveau de vie comparable à la France – malgré d’importantes inégalités sociales – et un taux de chômage historiquement bas, tombé à 3,7 % en janvier. Son savoir-faire en toutes choses cyber se revend à coups de milliards dans la Silicon Valley. La dette a fondu, et l’idée d’Etat-providence avec. La découverte récente de réserves gazières en Méditerranée lui ouvre des horizons inespérés. Israël a réussi à immuniser son économie au conflit et à se muer en destination touristique (3,5 millions de visiteurs en 2017, autre record). Enfin, le commerce florissant avec l’Inde et l’Afrique, ainsi qu’un rapprochement avec les puissances sunnites contre l’Iran, ont consolidé une normalisation diplomatique sotto voce, démontrée par les réactions finalement pondérées à la reconnaissance de Jérusalem comme capitale par Trump en décembre. Pas moins de 158 pays entretiennent aujourd’hui des relations avec Israël. Là encore, un record.
RELIGIEUX ET ULTRANATIONALISTES
Dans ces conditions, parler de «la seule démocratie du Moyen-Orient» semble être passé de mode. Détournée par les antisionistes, la formule a perdu de son lustre. Mais elle est aussi interrogée de plus en plus ouvertement par les Israéliens euxmêmes, après presque une décennie d’ère Nétanyahou, marquée par l’alliance des religieux et des ultranationalistes. En 2017, le pays se classait trentième du Democracy Index de l’Economist Intelligence Unit. Au même niveau que l’Estonie, devant la Belgique et pas très loin de la France. A y regarder de plus près, cette place résulte de très hauts scores en termes de participation électorale, fonctionnement des institutions et liberté de la presse, et de notes désastreuses en termes de droits civiques, notamment au regard des discriminations contre la minorité arabe et les Palestiniens des Territoires occupés. Pour l’occasion, les observateurs ont étrenné le terme «démocratie illibérale à haute efficience».
Sans volonté politique de sortir du marasme post-Oslo et d’un statu quo avantageux à
court terme pour Israël, le mot «apartheid» n’est plus seulement un épouvantail. Certains, à l’instar de Gideon Levy, Cassandre de la gauche, estime qu’il s’agit d’une réalité. D’autres, au sein du Likoud et du parti nationaliste religieux Le Foyer juif, l’ envisagent explicitement, décrivant un «Grand Israël» de la Méditerranée au Jourdain, où les Palestiniens pourraient vivre et travailler, mais pas voter. Soit le maximalisme territorial de Vladimir Jabotinsky, l’ennemi juré du père de la nation, David Ben Gourion, sans l’attachement à la démocratie. Un discours que l’on retrouve chez les nouveaux électeurs, note Tamar Hermann, de l’Israel Democracy Institute, qui dépeint une jeunesse «patriotique, très marquée à droite, moins sensible aux valeurs humanistes originelles du sionisme et à l’idée de partage». Conséquence : «L’illusion d’un pendule alternant entre gauche et droite a disparu pour longtemps», estime la politologue.
Ex-membre du Conseil de sécurité nationale, Shany Mor a listé une série de menaces internes à Israël, des «groupuscules fascistes» à une «certaine extrême gauche, capable de s’allier à nos ennemis les plus antisémites». Mais, pour lui, aucune tendance radicale ne pose de danger. Sauf une : les colons, toujours plus nombreux (ils sont 400 000 en Cisjordanie). Justement parce qu’ils ne représentent plus une marginalité. «Les Israéliens voient désormais les colons comme une version légèrement plus extrême d’eux-mêmes. Inquiétant, car cela touche au coeur de la résolution du conflit.»
LA GAUCHE ET LA SOCIÉTÉ MARGINALISÉES
L’Etat hébreu est ainsi «assiégé du
dehors et du dedans, selon la sociologue israélienne Eva Illouz. Du dehors par des ennemis réels et variés (Iran, Hamas, Hezbollah) et du dedans par des extrémistes messianiques et cyniques. Israël n’est pas encore un régime autocratique, mais un régime qui vise à consolider la suprématie de la majorité juive par la politique territoriale, militaire, et légale.» En réalité, «Israël n’est jamais entré parfaitement dans le modèle des démocraties libérales occidentales: nous n’avons pas de Constitution et notre culture politique est trop récente», pondère Tamar Hermann.
«La question est de savoir si nous progressons ou régressons. La réponse dépend du bord politique d’où on se place», poursuit-elle. Las, le spectre politique se réduit à peau de chagrin. Le «bibisme», mixte de syndrome de Massada (forteresse antique en Israël) inversé (les ennemis sont autant à l’intérieur), d’un fond de messianisme et d’individualisme néolibéral n’a cessé de marginaliser la gauche, les médias, la société civile, voire la Cour suprême. Tous désignés comme des traîtres, des fabricants de «fake news» ou des alliés d’une «cinquième colonne» constituée par la
population arabe. «Ce qui a changé en dix ans, c’est que la droite ne souhaite pas seulement conserver le pouvoir, elle veut l’hégémonie culturelle», analyse Denis Charbit, auteur d’Israël et ses paradoxes (Le Cavalier bleu, 2015). Ce dernier y voit un alignement sur la montée des populismes, de Trump à Poutine en passant par Orbán. «L’alignement classique d’Israël avec l’Europe “éclairée” est en train d’être liquidé», renchérit Eva Illouz. «Nétanyahou va dépasser Ben Gourion, et pas qu’en termes de longévité, assure Daniel Ben Simon, exdéputé travailliste. Le premier a fondé l’Etat, le second a créé un caractère israélien, où les valeurs se sont inversées.» En janvier, la ministre de la Justice, Ayelet Shaked, a exposé son projet de «loi de la nation». Son but: «Maintenir la majorité juive, même au prix de la violation des droits civiques.» La phrase n’a pas fait scandale.