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Yves Lacoste, 88 ans d’aventures géographiq­ues

Ancien membre du PCF, qu’il a quitté en 1956, et promoteur en France de la géopolitiq­ue, le géographe octogénair­e s’attelle à l’exercice des mémoires. Il y raconte ses batailles, ses voyages et sa femme.

- Par VIRGINIE BLOCH-LAINÉ

Qu’est-ce qu’être géographe ? «C’est une certaine façon de voir les choses en fonction de leurs configurat­ions spatiales», écrit Yves Lacoste dans ses mémoires, au titre sans histoire : Aventures d’un géographe. Il est vrai que Lacoste voit le monde par le prisme d’une configurat­ion spatiale particuliè­re : celle de son appartemen­t, à Bourgla-Reine (Hauts-de-Seine), où nous le rencontron­s, et auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux. Il y habite depuis 1939 et trois génération­s de Lacoste s’y sont succédé. L’immeuble cossu se situe face à la voie ferrée et à côté d’un minaret, «la plus ancienne constructi­on en béton armé de France», précise Lacoste, qui consacre l’une de ses thèses (avant 1968, il en fallait deux) à l’industrie du ciment.

Le lycée Lakanal, où il fut élève à partir de la sixième, se trouve quelques centaines de mètres plus loin. Cependant, malgré un attachemen­t féroce à la discipline dont il est agrégé, malgré le plaisir qu’il prit à «faire du terrain», en entraînant notamment ses étudiants dans la vallée de Chevreuse jusqu’à les épuiser, le travail de cet homme de 88 ans repose sur l’ouverture de la géographie à l’histoire. Il a milité pour étoffer la première en y intégrant la seconde : «La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre.» Cette formule est le fil directeur de sa vie intellectu­elle et le titre de son livre publié en 1976 par l’éditeur engagé François Maspero. L’ouvrage créa la polémique: des géographes y lurent le coup de grâce porté à leur discipline, dénigrée et tenue pour moins prestigieu­se que l’histoire, et des historiens jaloux de leur prestige redoutèren­t un empiétemen­t sur leur territoire par une discipline voisine.

MISSION MYSTÉRIEUS­E

Yves Lacoste a 47 ans quand il écrit ce livre. Il souhaite qu’il influence l’enseigneme­nt de la géographie au collège et au lycée, et espère secouer l’esprit des enseignant­s. At-il atteint son but ? Le bilan est mitigé : «Aujourd’hui encore, les profs d’histoire parlent davantage de géographie que les profs de géographie ne parlent d’histoire.» Ancien membre du Parti communiste français, qu’il quitte en 1956, il enseigne alors à l’université de Vincennes avec le philosophe François Châtelet, son grand ami. La Géographie, ça sert d’abord, à faire la guerre acquiert le statut de classique pour les étudiants, et Yves Lacoste est reconnu comme le promoteur en France de la géopolitiq­ue, dont il donne la définition suivante : «L’analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoire­s.»

Le mot géopolitiq­ue fut inventé par l’universita­ire allemand Friedrich Ratzel (1844-1904). Il existait depuis longtemps mais avait mauvaise réputation : il était lié aux thèses pangermani­stes de la fin du XIXe siècle, et à la notion d’espace vital. Un chapitre des mémoires de Lacoste explique à quel point l’Allemagne fut pionnière dans l’enseigneme­nt de la géographie et quel usage en firent le pangermani­sme, puis le nazisme. Dans le même mouvement que l’écriture de ce manifeste, et la même année, Lacoste crée la revue Hérodote, toujours chez Maspero. Elle est sous-titrée «revue de géographie et de géopolitiq­ue» et son premier numéro comprend un entretien avec Michel Foucault, prof à Vincennes à la même époque. Yves Lacoste n’est pas avare de coups de griffes, ni dans son livre ni au cours de notre entretien, et il écrit que la Naissance de l’histoire de Châtelet lui apprit davantage que l’Archéologi­e du savoir de Foucault. Plus loin, c’est Pierre Bourdieu qu’il égratigne.

Qu’est-ce qui déclenche l’appétit de Lacoste pour la portée stratégiqu­e de la géographie? Une mission mystérieus­e que lui confie un commandita­ire anonyme en 1972, au Vietnam ; «le tournant» de sa vie de géographe, écrit-il. Le récit qu’il en fait transforme ses mémoires en roman d’espionnage. On dirait aussi un peu les aventures de Tintin. En juin 1972, Lacoste envoie au Monde un article dans lequel il s’inquiète du bombardeme­nt par les Américains des digues du fleuve Rouge : «Avec l’arrivée de la mousson et donc

de la crue, on pouvait craindre des

ruptures de digues» et donc des millions de morts. Quinze jours plus tard, en vacances avec sa femme et ses fils en Corrèze, il reçoit un coup de fil de «quelqu’un», qui lui demande de venir en urgence à Hanoi. Lacoste part, sans le visa soviétique pourtant obligatoir­e afin d’atterrir au Vietnam. Il n’achète pas de billet et cependant réussit à voler. Destinatio­n Moscou où il est attendu – par un inconnu. Après une escale de vingt-quatre heures, il atteint Hanoi. Un invité mystère numéro trois, manifestem­ent proche du général Giap, le conduit vers les digues et lui montre les traces des frappes américaine­s. Lacoste constate le risque d’inondation, et de retour à Paris, témoigne de sa visite pour le Monde.

Son papier fait l’effet d’une bombe: des journaux du monde entier le reprennent, y compris aux Etats-Unis et au Japon ; les bombardeme­nts américains cessent et dans la nuit, tenez-vous bien, le pape Paul VI appelle Nixon. L’année suivante –est-ce un hasard?– la guerre entre les Etats-Unis et le Vietnam se termine ; place à la guerre civile. Yves Lacoste n’a jamais pu mettre les pieds en Amérique du Nord à cause de cet épisode : «Ils ne me laisseraie­nt pas entrer. Mais ça m’est égal,

ça ne me manque pas», dit-il en riant. Il a voyagé ailleurs, à Cuba par exemple, en 1967, pour un congrès culturel à La Havane. Il y a croisé Aimé Césaire à l’occasion d’une journée de travail collectif dans une plantation de café, et il a critiqué les commentair­es géographiq­ues de

Révolution dans la révolution ? de Régis Debray, que Maspero (encore lui) venait de publier.

ENFANCE MAROCAINE

Les deux pays qu’Yves Lacoste connaît parfaiteme­nt sont le Maroc et l’Algérie. Au Maroc, il naît et grandit jusqu’à l’âge de 10 ans. Son père, fils d’instituteu­r, fut géologue en chef pour le Bureau de recherches et participat­ions minières : il lui revenait d’accepter ou de refuser les demandes de concession­s minières. Son enfance marocaine et son attention à ce pays permettent à Lacoste «de comprendre bien d’autres relations coloniales». Il se souvient de ce

mantra: «Surtout ne pas recommence­r l’Algérie.» Il se rappelle également la priorité toujours donnée à la diplomatie par le Protectora­t, qui évitait l’usage de la force. Lacoste retourne au Maroc en 1949 avec sa femme, Camille, pour y étudier les digues et les canaux. C’est après être arrivé premier à l’agrégation de géographie qu’il demande à partir enseigner au lycée en Algérie, toujours avec Camille. De retour à Paris en 1958, Lacoste rédige un volume de la collection Que sais-je ? sur les pays sous-développés : «Cette expression était dans l’air du temps, non pas en raison de la situation en Algérie (en dénonçant alors les causes coloniales du sous-développem­ent, on risquait d’être inculpé d’atteinte à l’intégrité du territoire de l’Etat), mais du fait d’une grande campagne “d’aide aux pays sous-développés”.»

ÉPOUSE DISPARUE

L’anticoloni­alisme d’Yves Lacoste ne l’empêche pas d’être critique dans ses mémoires envers les études postcoloni­ales. Il regrette que la complexité des conquêtes coloniales ne soit pas mieux enseignée. «Il ne s’agit aucunement de les excuser», prévient-il, prudent après avoir été accusé d’être «colonialis­te» et «islamo-paranoïaqu­e». Qu’Emmanuel Macron ait qualifié la colonisati­on de «crime contre l’humanité» ne lui convient pas. Dans les dernières pages d’Aventures d’un géographe, il est question d’événements «postcoloni­aux» : la «Marche des Beurs» en 1983, la naissance de SOS Racisme et des Indigènes de la République dont Lacoste cite le slogan

suivant, «La France a été un Etat colonial, la France reste un Etat colonial», puis les tueries de Charlie, du Bataclan et de la Promenade des Anglais. A propos des réseaux islamistes et de ce qu’il nomme «la seconde phase du postcoloni­al», dans laquelle nous sommes, Yves Lacoste semble tenir une position proche de celle de Manuel Valls. Nous trompons-nous? «C’est bien ça.»

Nous n’avons pas précisé ce que faisait Camille, si présente dans ces mémoires et disparue en 2016. Yves Lacoste l’avait rencontrée en 1946 à l’Institut de géographie de la rue Saint-Jacques. Elle était ethnologue, avait appris le kabyle, le berbère, et présidait la commission d’orientalis­me du CNRS. Elle s’était opposée à la thèse que Bourdieu développai­t dans la Domination masculine (1998), prenant appui sur les femmes de la société kabyle. Selon le sociologue, celles-ci avaient incorporé leur statut de dominées. Camille Lacoste-Dujardin réfutait cette thèse. Comment Bourdieu avait-il reçu ce désaccord? «Il l’avait accepté, pas de problème. On le croisait souvent au parc de Sceaux, tout près d’ici, parce qu’il a habité Bourgla-Reine.» Au tour d’Yves Lacoste de poser une question lorsque nous le

quittons: «Qu’avez-vous pensé de la présence de Camille dans mes mémoires ? C’est rare, n’est-ce pas, un intellectu­el qui consacre une telle place à sa femme dans son autobiogra­phie ?»

YVES LACOSTE AVENTURES D’UN GÉOGRAPHE Equateurs, 336 pp., 21 €.

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PHOTO OLIVIER ROLLER. DIVERGENCE Yves Lacoste, en juin 2010.
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