Entre Palestiniens et Israéliens, le deuil en partage
Malgré les pressions du gouvernement et les attaques de la droite, un rassemblement entre des membres des deux communautés a pu être organisé mardi à Tel-Aviv pour la Journée du souvenir.
«Traîtres, traîtres !» Yoav s’égosille avec une centaine d’autres près du mégaphone. Il porte le drapeau israélien en cape. A ses pieds un autre étendard, celui des Palestiniens, brûle. Ce mardi soir, la crème de l’extrême droite israélienne est à Tel-Aviv. Le rabbin Marzel, extrémiste de la colonie de Hébron, forteresse juive en Cisjordanie. Yoav Eliassi, nom de scène «The Shadow», rappeur tatoué plus réputé pour son racisme que pour la virtuosité de son flow. Les déchaînés du Beitar, club de foot de Jérusalem, qui crient «Morts aux Arabes». Dans un carré de pelouse encadré par la police, ils allument des bougies pour leur propre cérémonie. Une femme en pleurs raconte la mort de son fils. «Comment peuvent-ils faire ça, sanglote-t-elle, inviter des terroristes en ce soir de mémoire ?» Un autre hurle : «Pour les commémorations de la Shoah, ils vont nous ramener des nazis.»
CÉRÉMONIE ALTERNATIVE
A quelques dizaines de mètres, Yaniv et Mali pressent le pas, inquiets des projectiles et des crachats, vers l’autre rassemblement, celui aux côtés de Palestiniens. «J’en ai marre que la droite fasse sa loi», dit
Yaniv. Mali a hésité à l’accompagner. «Pas assez de choses ici», murmure-t-elle en montant la main droite vers son coeur. Toutes les chaises sont prises, ils se tassent par terre. Les organisateurs, le Cercle des parents endeuillés, et l’association Combattants pour la paix, annoncent près de 7 000 participants, contre 4 000 en 2017. En Israël, le Jour du souvenir est dédié aux soldats tombés au combat et aux victimes du terrorisme. Quand eux ont décidé il y a treize ans de commémorer tous les morts dans une cérémonie alternative, ils n’étaient qu’une cinquantaine. «Il faut reconnaître que la souffrance n’appartient à aucune partie», martèlent-ils. Israéliens et Palestiniens racontent au micro la mort d’un proche tué dans un attentat ou par un soldat. L’écrivain David Grossman, dont le fils est mort en 2006 pendant la deuxième guerre du Liban, a accepté pour la première fois de s’y exprimer (1). Mais l’organisation de la soirée fut un sacerdoce. Il a fallu trouver un lieu en urgence, car après une longue négociation et une signature avec un stade près de Tel-Aviv, on leur a soudainement annoncé qu’elle ne pourra pas s’y tenir. «Trop politique», leur chuchote-t-on. Ce sera donc un parc, avec un coût triplé pour la mise en place de l’événement en extérieur. Puis vient la sueur froide de ne pas réunir les 140000 euros nécessaires. Une campagne de financement participatif est lancée, qui réunit au-delà de la somme escomptée. Impossible alors de trouver un assureur. «On nous l’a dit très clairement, nous vous assurons si vous n’invitez pas de Palestiniens», raconte l’un des organisateurs. Alors quand Yuval Roth prend la parole à la tribune, ça n’est pas seulement pour un discours de deuil, celui de son frère, kidnappé et assassiné à Gaza. C’est un appel à l’action, et le constat qu’elle est de plus en plus difficile. Comme en décembre, lorsqu’une rencontre du Cercle avec des lycéens a été annulée à la demande du ministère de l’Education. La proviseure du lycée les a fait sortir pour s’excuser : «Je ne suis qu’un rouage de la machine». Yuval lance à la foule «Ne soyez pas qu’un rouage !»
BLOQUÉE AU CHECK-POINT
Dans l’assemblée, Aïsha Alkhateeb. Les larmes coulent sur son visage encadré d’un voile beige. Aïsha a perdu son frère, blessé mortellement par un sniper israélien. Elle fréquente le Cercle «pour soulager la douleur, pour partager des mots», dit-elle. «Les amis ne comprennent pas toujours que je fréquente des Israéliens.» Il lui a fallu cinq heures pour venir depuis Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, à 65 kilomètres de là. Elle est restée bloquée trois heures au check-point. Aïsha balaie ces détails : elle est contente d’être ici, elle ne pensait même pas en obtenir l’autorisation. Le ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, s’était farouchement opposé à la venue de Palestiniens pour cette soirée, bloquant la délivrance de laissez-passer. «C’est une démonstration de mauvais goût», a-t-il affirmé. La Cour suprême, saisie, a décrit cette décision comme «dénuée de toute sensibilité» et ignorant «les sentiments d’une partie du public israélien, qui s’identifie à son contenu et ses objectifs». Elle a délivré 90 permis à des résidents de Cisjordanie pour la soirée. Un participant s’exclame en riant : «Il faut remercier Lieberman, s’il y a autant de monde ce soir, c’est grâce à lui. Je vais lui envoyer des fleurs!»