Dix grands écrivains livrent dans un documentaire leur témoignage sur la perte des valeurs pionnières d’Israël.
De rêve en tragédie, l’histoire du pays racontée par ses plumes
Soixante-dix ans après sa naissance, Israël apparaît bien comme une incroyable réussite, au vu de ce qui a été accompli en quelques décennies, mais aussi un terrible échec si l’on prend en compte les valeurs qui ont présidé à sa création. Le documentaire que William Karel a réalisé pour Arte (diffusion le 24 avril), et dont Libération propose la première partie sur son site à partir de ce jeudi, montre bien ce paradoxe et les sentiments mêlés que suscite ce pays né d’une tragédie, la Shoah, et grandi au prix d’une autre tragédie, l’écrasement des Palestiniens. Ce n’est pas un hasard si le documentaire de Karel s’arrête en 1967, date de la guerre des Six Jours qui constitue un tournant dans l’histoire d’Israël puisqu’elle marque le début de l’occupation de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie.
Né de rien.
Comme souvent, ce sont les écrivains qui en parlent le mieux, ou du moins le plus librement. Dans un second documentaire diffusé le 25 avril mais visible sur Liberation.fr en exclusivité dès ce jeudi, William Karel a interviewé dix grands auteurs israéliens. Leurs témoignages sont poignants. Tous soulignent leur attachement éternel à ce pays né de rien, qui est parvenu à rassembler des Juifs venus de tous horizons. Tous soulignent aussi leur désespoir de voir cet Etat sombrer dans la peur et le rejet de l’autre pour finir par en perdre ses valeurs premières. «On ne peut pas garder une attitude démocratique quand on contrôle un autre peuple depuis cinquante ans», affirme ainsi David Grossman, qui a perdu un fils dans la guerre contre le Liban en 2006. «Ce qui se passe en ce moment est le résultat de 1967. Les colons ont triomphé, ils ont réussi à imposer leur politique, ce sera très difficile de revenir en arrière», regrette Benny Barbash. «Je ne peux pas penser à mon identité sans penser aux Arabes qui vivent ici. Ils font partie de mon identité, notamment depuis 1967», note Avraham Yehoshua. «La réalité est toujours moins belle que le rêve. Si on réalise son rêve, on est toujours un peu déçu. Israël, c’est un rêve qui s’est réalisé», remarque, fataliste, Amos Oz. Ce rêve, un homme l’a porté dès la fin du XIXe siècle : Theodor Herzl, «messie laïc à la barbe noire», comme le décrit Karel. Persuadé que l’antisémitisme disparaîtrait si les juifs avaient enfin un pays, cet intellectuel austro-hongrois n’a eu de cesse de se battre pour la création d’un Etat juif. Quand il présente son projet sioniste en 1897, tous les rabbins s’y opposent. Pour eux, Dieu seul peut décider du retour du peuple juif sur la Terre sainte. Dès le début, Herzl se montre convaincu de la nécessité de séparer la religion de l’Etat. «On ne laissera pas les rabbins nous diriger», déclare-t-il. L’historien et ex-ambassadeur d’Israël en France Elie Barnavi résume bien l’état d’esprit du mouvement sioniste des débuts: «Le sionisme a représenté la volonté de se libérer des entraves de la religion et de créer un homme nouveau, une nouvelle société au pays d’Israël.» Au vu de ce qu’est devenu l’Etat hébreu, où le rôle des religieux est désormais central, l’échec est flagrant.
Sédimentation.
La relecture de l’histoire permet cependant de comprendre la part de responsabilité des puissances occidentales et arabes, et de certains leaders palestiniens dans la sédimentation du conflit israélo-palestinien. Quand les Britanniques prennent possession de la Palestine dans la foulée des accords Sykes-Picot en 1916, ils se livrent à un recensement et dénombrent 70 000 Juifs et 700000 Arabes. «Les Britanniques créent alors une catégorie “juifs” et une catégorie “arabes”. Dans leur esprit, il s’agissait de les pousser à se battre les uns contre les autres afin de rester éternellement les maîtres du jeu», résume Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco. Quant à l’alliance du grand mufti de Jérusalem avec l’Allemagne nazie, elle a été dévastatrice. «Nous avons payé longtemps le prix de cette alliance», confesse Sanbar. Après la Seconde Guerre mondiale, les Juifs rescapés voient dans la création d’Israël le seul moyen de se protéger de la barbarie, dont ils sentent qu’elle peut frapper à nouveau. L’ONU décide alors de partager la Palestine entre Juifs et Arabes, mais ces derniers refusent. «Le refus arabe a été une erreur», notent la journaliste de Haaretz Amira Hass et l’intellectuel palestinien Sari Nusseibeh. «Les Palestiniens ne comprenaient pas pourquoi ils céderaient une partie de leurs terres natales», tempère Sanbar. David Ben Gourion, premier dirigeant d’Israël, voit bien le danger de l’entreprise. «Aujourd’hui le peuple danse, demain le sang va couler», confie-t-il en 1948 à Shimon Peres.
ALEXANDRA SCHWARTZBROD