«Miguel Díaz-Canel a été façonné par les gouvernants actuels»
Le chercheur américain Ted Henken ne croit pas que la prise de fonctions du cacique cubain soit synonyme d’évolution sociétale imminente.
Ted Henken est professeur associé au Baruch College à New York. Il a notamment publié Entrepreneurial Cuba : The Changing Policy Landscape (1) coécrit avec l’économiste Archibald Ritter. Il s’intéresse en outre à la blogosphère et au développement d’Internet sur l’île. Il est pour quelques mois professeur invité à l’Institut des hautes études d’Amérique latine (Ihéal-Paris-III).
Raúl Castro quitte la présidence mais reste à la tête du tout-puissant Parti communiste. Peut-on encore parler de changement ? Le PCC aspire à être tout puissant mais il l’est de moins en moins. Certes, le parti est l’institution la plus puissante de Cuba, plus que l’Assemblée nationale ou que la société civile. Seuls les services secrets (Seguridad del Estado), et peut-être l’armée, ont autant de pouvoir que le Parti. Par conséquent, je ne pense pas que Miguel Díaz-Canel puisse imposer au parti un changement radical de système.
Classez-vous le nouveau président parmi les «durs» du régime ?
Díaz-Canel a été façonné par les gouvernants actuels, et désigné parce qu’ils pensent qu’il va sauvegarder la révolution dans sa ligne traditionnelle. Mais il y a plusieurs inconnues. Les exemples de dirigeants qui ne suivent pas les directives imposées sont nombreux. Le dernier est le président équatorien Lenín Moreno, qui a rapidement pris ses distances avec son prédécesseur Rafael Correa. Gorbatchev était dans le même cas, il a ouvert des brèches au lieu de préserver l’orthodoxie du système soviétique. Mais dans un premier temps, le nouveau président cubain ne pourra que donner des gages de continuité.
Sait-on qui va gouverner avec lui ?
Très mal. La structure de pouvoir à Cuba est une boîte noire. Une partie des tenants de la vieille garde s’en va avec Raúl Castro. C’est le cas de Ramiro Valdés, 85 ans, ou de Ventura Machado, 87 ans. Vont-ils continuer à exercer leur influence, comme l’a fait Fidel Castro après avoir passé le témoin à son frère ? Nul ne le sait. Raúl Castro s’est débarrassé au fil du temps de figures historiques orthodoxes. Mais Díaz-Canel est loin d’avoir son poids. Par ailleurs, trouver des cadres jeunes semble poser problème : c’est la raison probable du retard de deux mois dans la passation de pouvoir, et non l’ouragan de septembre qui a été invoqué.
La politique cubaine de l’administration Trump rompt-elle avec celle d’Obama ?
Trump a tenu des propos agressifs mais n’a pratiquement pas touché aux changements décidés par Obama. Il ne connaît rien à Cuba, et s’en remet aveuglément à Marco Rubio, un Cubano-Américain luimême très ignorant des réalités de l’île. Les Etats-Unis ont longtemps jugé qu’il suffisait de dialoguer avec trois dissidents internes pour être informés. Il fallait le faire, mais aussi tenter de décrypter les mouvements de la société. Ce n’est toujours pas le cas, car les Etats-Unis sont peu investis à Cuba. Il n’y a pas d’ambassadeur, seulement un chargé d’affaires, et le personnel diplomatique se limite à une dizaine de personnes.
La société civile existe-t-elle ? Elle a émergé il y a une quinzaine d’années et a une audience grandissante, même si elle ne touche pas les masses. Elle englobe la dissidence politique mais va bien au-delà, avec les jeunes entrepreneurs du secteur non étatique, ou les animateurs des médias numériques, pas toujours politisés et critiques, mais indépendants et non filtrés par le gouvernement. Quel est le poids de ces autoentrepreneurs qui exercent de petits métiers en marge du secteur public ?
C’est en dix ans le seul secteur de l’économie qui a connu une croissance et a créé de l’emploi. Mais son développement ne réglera pas les problèmes économiques de Cuba : les autoentrepreneurs travaillent individuellement, dans une perspective de survie. La société attend de Díaz-Canel qu’il apporte à ce secteur un ballon d’oxygène, en lui ouvrant notamment l’accès à un marché de gros. Il existe aussi quelques PME non étatiques, qui ont besoin de réformes pour exister : la possibilité d’avoir une personnalité juridique, d’importer les matières premières, d’embaucher… Ces initiatives ont été longuement discutées par le régime ces dernières années mais sans résultat tangible. Les tenants de l’orthodoxie craignent que l’introduction d’inégalités dans la société ne signifie la fin de la révolution socialiste.
Ces inégalités sont pourtant très visibles.
Bien sûr, on voit dans la rue des différences de statut social, de consommation, de mode de vie. C’est tout le défi qui se pose à la nouvelle équipe, mais aussi à toute la société. Les Cubains veulent une société plus ouverte mais ils savent le risque que cela implique pour leurs acquis : le droit au logement et l’éducation et la santé gratuites. Et le sentiment de sécurité et de faible délinquance, inexistant dans les autres pays de la région.
Qui peut financer le développement économique ?
Cuba vit dans une situation paradoxale : presque tous les flux d’argent proviennent de l’étranger. Les microentreprises se montent avec l’argent d’un parent ou d’un ami expatrié. Les revenus de l’Etat ne viennent plus du sucre mais des remesas [envois d’argent de la diaspora] et de l’envoi de professionnels de santé à l’étranger.
Peut-on attendre des évolutions politiques (fin du parti unique, liberté de la presse) ?
Les dirigeants n’ont envoyé aucun signal dans ce sens. Et les introduire dans un système qui resterait une «révolution socialiste» est très complexe. C’est le travail du gouvernement et de tous les Cubains. Mais la société civile ne compte aucun groupe organisé ni aucun porte-drapeau reconnu et perçu comme légitime. On est loin de la Pologne ou la Tchécoslovaquie des années 80.