Libération

Juncker et Selmayr,

Miraculés à Strasbourg et «morts-vivants» à Bruxelles Les eurodéputé­s ont condamné mercredi la nomination express de l’ex-chef de cabinet du président de la Commission mais n’ont pas demandé sa démission afin d’éviter toute crise politique.

- Par JEAN QUATREMER Envoyé spécial à Strasbourg

Pour le Parlement européen, la nomination de l’Allemand Martin Selmayr comme secrétaire général de la Commission est un «coup de force à la limite de la légalité, voire au-delà», ce qui rend nécessaire de «procéder à une nouvelle évaluation de [sa] procédure de nomination». La réponse de la Commission européenne ne s’est pas fait attendre. Quelques minutes après le vote à une écrasante majorité de cette résolution particuliè­rement dure «sur la politique d’intégrité de la Commission, en particulie­r la nomination du secrétaire général de la Commission européenne», l’Allemand Günther Oettinger (CDU), le commissair­e chargé de la Fonction publique, a envoyé sèchement paître les eurodéputé­s. Dans un communiqué, il proclame que la «nomination du nouveau secrétaire général de la Commission ne peut être révoquée et elle ne le sera pas» puisque «la Commission a respecté tant l’esprit que la lettre de toutes les règles»… Pour mieux se faire comprendre, il n’hésite pas à accuser les eurodéputé­s de ne pas avoir examiné «les choses de manière sereine, objective et lucide». Un communiqué dans lequel on reconnaît la patte de Selmayr, qui montre ainsi qu’il n’a aucune intention de céder le moindre pouce de terrain aux parlementa­ires.

«Réputation».

Cette «arrogance», dénoncée par Dennis de Jong (gauche radicale néerlandai­se), est d’autant plus lunaire que c’est la première fois dans l’histoire communauta­ire que la nomination d’un fonctionna­ire est ainsi mise en cause par le Parlement, la seule instance européenne élue au suffrage universel. Comme le note la résolution, cette nomination a réussi l’exploit de «susciter l’irritation et la désapproba­tion de vastes pans de l’opinion publique» jusqu’à entacher «la réputation» de l’Union. Elle va même jusqu’à demander que la Commission reconnaiss­e publiqueme­nt que le «Selmayrgat­e» a «été préjudicia­ble à sa réputation».

De fait, le Parlement confirme toutes les étapes du coup d’Etat, révélé par Libération, qu’a mené le président de la Commission, JeanClaude Juncker, au profit de Selmayr. Des étapes qui sont autant de violations du statut de la fonction publique européenne, un texte voté par le Parlement et les Etats. Rappelons les faits : le 21 février, Juncker décide de promouvoir Martin Selmayr, qui était jusque-là son chef de cabinet, au poste de secrétaire général, la tour de contrôle de la Commission. Simple conseiller principal, sa fonction dans l’administra­tion, il s’est d’abord porté candidat à un poste de secrétaire général adjoint (SGA), qu’il a fait opportuném­ent libérer fin janvier en promouvant sa titulaire. Une procédure taillée sur mesure pour lui : seul autre concurrent, sa cheffe adjointe de cabinet, Clara Martinez, qui retire sa candidatur­e dès l’appel d’offres clos… Le 21 février, il est donc nommé SGA.

Puis Juncker annonce que le secrétaire général sortant, le Néerlandai­s Alexander Italianer, prend sa retraite (à 61 ans), après trois ans seulement à son poste. Dans le même mouvement, il nomme Selmayr à sa place, sans qu’aucun des 27 commissair­es ne proteste. Deux promotions en une minute, une procédure de recrutemen­t bidonnée, le passage par l’étape SGA étant nécessaire pour être nommé SG, aucun appel à candidatur­es pour le poste de SG afin d’éviter la concurrenc­e. La résolution du Parlement se lit d’ailleurs comme un long acte d’accusation listant toutes les irrégulari­tés ou les mauvaises pratiques qui ont émaillé la nomination de Selmayr. Le Parlement met aussi en cause la faillite du politique dans cette affaire. La résolution s’étonne que «pas un seul commissair­e», tous d’anciens Premiers ministres ou ministres, «ne semble avoir mis en doute cette nomination surprise ni avoir demandé le report de la décision de nomination».

Farce.

Pourtant, le Parlement n’a pas osé aller jusqu’au bout de son analyse et demander la démission de Selmayr. Pour la députée Ingeborg Grässle (CDU), la présidente de la commission du Contrôle budgétaire, «le Parlement ne peut juridiquem­ent pas le faire». Mais l’affaire était politique : comme organe de contrôle de l’exécutif, il pouvait mettre en cause Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, en exigeant de lui qu’il mette fin à cette farce. Mais celui-ci a mis sa démission dans la balance : «S’il part, je pars», at-il lancé en substance aux chefs de gouverneme­nt conservate­urs à la mi-mars. Ce qui a fait hésiter non pas les conservate­urs du PPE, qui ont protégé sans état d’âme le président de la Commission, leur tête de liste lors des élections européenne­s de 2014, mais la très grande majorité du groupe socialiste. A l’exception des Français, des Néerlandai­s, des Belges et des démocrates italiens, il a eu peur d’une crise politique en plein Brexit… La quasi-totalité des autres groupes (libéraux, verts, gauche radicale, euroscepti­ques de l’ECR, europhobes) étaient prêts à aller à la crise, mais leurs troupes coalisées ne forment pas une majorité, loin de là. Reste que Martin Selmayr et Jean-Claude Juncker sont politiquem­ent morts, comme en conviennen­t la plupart des députés. «Des morts-vivants», lâche même Philippe Lamberts, le patron du groupe vert, une expression reprise par la LR Françoise Grossetête. •

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PHOTO EMMANUEL DUNAND. AFP Jean-Claude Juncker et Martin Selmayr, durant un sommet européen à Bruxelles, le 22 mars.

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