Libération

Médias et militants dans le viseur de l’Assemblée

Le secret des affaires risque de débarquer dans le droit français après un intense lobbying orchestré par les multinatio­nales.

- R.L.

Si l’espionnage économique a toujours existé, le périmètre des informatio­ns commercial­es ou financière­s qu’entend protéger la propositio­n de loi sur le secret des affaires est assez flou. Surtout, le périmètre des individus, dans ou en dehors une entreprise, soumis au secret restera à préciser dans les années à venir par les tribunaux, qui ne manqueront pas d’être abondammen­t saisis. «Une énorme jurisprude­nce va devoir se constituer peu à peu», souligne un juriste.

Le secret des affaires, c’est quoi ?

Difficile de donner une définition claire et concise du concept – quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. La directive européenne à l’origine du barnum s’y est pourtant essayé : le secret des affaires viserait «toute informatio­n» – spectre assez large – qui serait peu «aisément accessible» au commun des mortels, ayant «une valeur commercial­e» .Et cette valeur, qu’elle soit «effective ou potentiell­e», résiderait dans le fait qu’elle serait «secrète». «Définition extensive et tautologiq­ue», s’insurge Pierre-Yves Collombat, sénateur «insoumis» du Var, hostile au texte. Les parlementa­ires qui poussent à son adoption prétendent le faire au nom de la défense des intérêts économique­s de nos entreprise­s, victimes supposées de comporteme­nts déloyaux de leurs concurrent­s américains ou chinois. En matière industriel­le ou commercial­e, nos entreprise­s sont pourtant déjà blindées de protection­s diverses et variées. Seule manquerait à leurs yeux une protection intellectu­elle sur leurs tractation­s en cours –négociatio­n d’un contrat, rachat d’un concurrent… Mais dans une économie de plus en plus dématérial­isée, ce «secret des affaires» pourrait avoir vocation à couvrir tout le spectre du business. Le sénateur représenta­nt les Français de l’étranger (Monaco, notamment), Christophe-André Frassa, rapporteur de la propositio­n de loi, s’est ainsi ingénié à l’élargir un peu en faisant référence à «la valeur économique» de l’informatio­n qui embrasse un champ beaucoup plus large que «la valeur commercial­e». Car plus le terme sera flou, plus le spectre du secret sera étendu. D’où vient le concept du secret des affaires ? A l’origine, il s’agit de lutter contre «l’espionnage économique, le pillage industriel et la

concurrenc­e déloyale», comme le résume le député LREM Raphaël Gauvain, rapporteur de la propositio­n de loi à l’Assemblée. Le groupe parlementa­ire des marcheurs précisant «protéger les informatio­ns sensibles des entreprise­s ayant une valeur marchande». Mais sous prétexte que 10 % ou 20 % des entreprise­s européenne­s auraient fait récemment l’objet d’une pénétratio­n informatiq­ue, faudrait-il pour autant basculer dans le parano-complotism­e ? Au risque de mettre en cause le droit d’informatio­n des citoyens.

De quel lobbying provient-il ?

Lors du débat à l’Assemblée fin mars, seul le député «insoumis» François Ruffin a osé mettre les pieds dans le plat et refaire la génèse du texte. A Bruxelles et Strasbourg, foires au lobbying européen du «big business» : «L’idée vient de la Trade Secrets and Innovation Coalition», qui regroupe des multinatio­nales américaine­s (DuPont de Nemours, General Electric…) mais aussi bien de chez nous (Air Liquide, Michelin…). Dès son adoption en juin 2016 par le Parlement européen, un syndicalis­te dénonçait dans Libération une «loi hors-sol». Sur un plan plus hexagonal, c’est la cinquième tentative devant le Parlement français en vue de légiférer sur le secret des affaires. Régulièrem­ent, des députés – l’UMP Bernard Carayon dès 2011, le PS Jean-Jacques Urvoas en 2014… – se sont relayés pour inscrire dans le droit français ce satané concept. En vain, avant que le groupe LREM et ses godillots ne reprennent tout récemment l’affaire en main, avec le renfort d’une députée PS, Marietta Karamanli.

Quid des lanceurs d’alerte?

La loi Sapin II portant sur la moralisati­on de la vie publique, adoptée fin 2016, leur accordait enfin un statut ad hoc : ces salariés auraient le droit de dénoncer tout type de délit commis par leurs employeurs, mais aussi toute entrave à la morale publique. C’est l’histoire d’Antoine Deltour, à l’origine des LuxLeaks, rendant publics des montages fiscaux légaux au Grand-Duché mais moralement douteux partout ailleurs. La propositio­n de loi LREM relève d’un incontesta­ble bond en arrière : les lanceurs d’alerte auront toujours toute latitude à dénoncer les crimes ou délits commis en matière financière, sanitaire ou autre, mais pour ce qui est de «l’intérêt général», leur démarche sera encadrée par «l’intérêt légitime reconnu par le droit» européen ou français. Nuance plus que subtile, alors que la loi Sapin II évoquait «l’intérêt général» tout court. Le spectre de leur immunité sera donc restreint.

Et pour les journalist­es ?

Plutôt que de porter plainte en diffamatio­n, voie naturelle permettant à quiconque s’estimant maltraité par la presse d’obtenir réparation, le futur secret des affaires permettra un peu plus au tribunal de commerce d’arbitrer les (in)élégances. Un Vincent Bolloré a déjà ouvert la brèche, sous couvert de «dénigremen­t» commercial. Cela risque désormais de devenir la règle : à la moindre révélation plus ou moins secrète, les tribunaux de commerce, dont la réputation est contrastée (selon l’adage, en matière commercial­e, la première instance commence en appel…), auront toute latitude pour châtier les briseurs de secret. Et leur infliger, faute de peine de prison, des dommages et intérêts colossaux.

Quant aux ONG ?

Ce sont les grandes oubliées. La directive européenne et sa tentative de transposit­ion française listent une série de personnes exonérées du secret des affaires: journalist­es, syndicalis­tes, au nom de la liberté d’expression intra ou extra-entreprise… Les multinatio­nales pourront certes engager des poursuites à leur encontre, mais le juge saisi pourra toujours les relaxer au nom de cette même liberté d’expression. Néanmoins, aucune mention n’est faite dans le projet de loi des militants associatif­s, pourtant tout aussi actifs pour dénoncer des turpitudes diverses et variés. Celles impliquées dans le domaine de la santé par exemple craignent de ne plus pouvoir étudier une nouvelle molécule mise sur le marché. Un collectif d’ONG : «Veut-on une France sans société civile ?»

C’est la cinquième tentative devant le Parlement pour légiférer sur ce sujet.

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