A «on s’organise de manière horizontale, on s’entraide sans se connaître»
Nanterre, Mardi, les étudiants de l’université Paris-X ont voté la reconduction du blocage. Dans cet établissement, berceau de Mai 68, on fait l’expérience de l’autogestion sous le regard bienveillant de certains professeurs.
Si on n’a pas occupé sa fac à 20 ans, a-t-on raté sa vie ? A l’université Paris-X-Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, l’occupation d’une partie du campus s’organise depuis que le blocage a été reconduit, mardi, lors d’une assemblée générale. Des commissions (ménage, cuisine, sécurité…) se sont mises en place pour organiser le quotidien. Une expérience d’autogestion grandeur nature pour des étudiants qui, il y a quelques mois encore, étaient pour beaucoup lycéens. Melvin, en deuxième année de licence Sciences et techniques des activités sportives (Staps), s’enthousiasme à l’évocation de l’AG de mardi, qui a réuni 1 600 étudiants : «On a fait un débat de plus de trois heures, il y avait des étudiants, des cheminots, des postiers… On a l’impression que certains opposants ont compris pourquoi on bloquait. Il y avait au moins 450 personnes qui y étaient opposées, mais seulement 360 qui ont finalement voté contre le blocage ! Les gens voient souvent une insulte dans le fait de bloquer les partiels, mais c’est un projet à long terme, pour préserver la fac ouverte. Avant, la seule sélection c’était le bac !»
A ses côtés, Jass (1) fait la moue: «La sélection au tirage au sort n’était pas sérieuse. Mais je ne suis pas contre [la liste des] attendus.» Ellemême est étudiante en Staps, une filière «en tension», c’està-dire où il y a plus de demandeurs que de places, et a dû d’abord s’inscrire en sociologie, faute d’avoir été tirée au sort cet été. «En novembre, j’ai demandé à être réorientée. J’ai pu intégrer Staps sur dossier, mais je dois passer le rattrapage du premier semestre en juin», explique-t-elle, résignée. La jeune femme soutient pourtant le mouvement étudiant: «Le fait que cette loi soit passée en douce, comme la loi travail, c’est contre le processus démocratique.»
Socialisation.
Cinquante ans après le mouvement de 1968, dont Nanterre fut le berceau, des affiches inspirées du joli mois de mai, représentant par exemple un CRS avec la mention «la police vous parle tous les soirs à 20 heures», sont placardées dans le bâtiment occupé. «La fac, c’est l’éveil de la pensée critique. On pense qu’on doit avoir une société connaissante, d’intellectuels, qui ont les outils pour se former et ne pas être précaires», juge Melvin. Marie (1), étudiante en première année de droit: «On ne va pas tous finir dans un mouvement anar, mais c’est intéressant de voir qu’on peut s’organiser sans l’Etat. Ici, on s’organise de manière horizontale, on s’entraide sans se connaître, on a un autre rapport aux autres.»
Pour elle, le blocage de l’université, s’il déplaît à son président, est également un grand moment de socialisation : «On est en avril, et il y a encore des gens qui sont seuls en amphi. Ici il n’y a pas d’a priori, on échange plus facilement», analyse cette ancienne scoute. «C’est extrêmement intégrateur. En une semaine on se fait plus d’amis qu’en un an», sourit Melvin. «On a aussi créé du lien avec les femmes de ménage, la sécurité, les profs… On s’arrange pour que leurs conditions de travail restent correctes», explique Blaise (1). Ce qui n’empêche pas, ajoute cet étudiant en licence d’anthropologie, les «conflits interpersonnels» : il faut apprendre à penser «la façon dont la parole circule. Certains la monopolisent, on voit des personnalités ressortir». Pour beaucoup, l’expérience est autant socialisante que formatrice. «En commission de communication, j’ai développé des compétences en écriture et en montage vidéo, moi qui viens plutôt des sciences dures», raconte Melvin.
Mobilisation.
Des conférences et des cours alternatifs, comme à Tolbiac (Paris-I), sont organisés. Pour les enseignants, dont une partie est opposée à la loi «orientation et réussite des étudiants», la mobilisation forme effectivement la jeunesse. «C’est ceux qui participent le plus en cours qui sont là», raconte une chargée de cours, qui préfère garder l’anonymat. Katell Morand, maîtresse de conférence en anthropologie, abonde : les étudiants mobilisés sont «les plus investis, ceux qui nous demandent d’inviter des conférenciers, ceux qui sont le plus engagés dans leurs apprentissages».
«La distinction entre apprentissage académique et citoyen n’a pas de sens, juge Colin Giraud, maître de conférence en sociologie. La théorie sert à appréhender le réel. Je leur ai fait cours tout le semestre sur Bourdieu : comment voulez-vous que je leur demande de ne pas avoir de sens critique aujourd’hui ? D’autant qu’ils ont très bien compris la réforme. Je ne leur dis évidemment pas d’aller bloquer des amphis, mais ils l’ont traduit d’eux-mêmes.» • (1) Ces prénoms ont été changés.