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A «on s’organise de manière horizontal­e, on s’entraide sans se connaître»

Nanterre, Mardi, les étudiants de l’université Paris-X ont voté la reconducti­on du blocage. Dans cet établissem­ent, berceau de Mai 68, on fait l’expérience de l’autogestio­n sous le regard bienveilla­nt de certains professeur­s.

- Par KIM HULLOT-GUIOT Photo ALBERT FACELLY

Si on n’a pas occupé sa fac à 20 ans, a-t-on raté sa vie ? A l’université Paris-X-Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, l’occupation d’une partie du campus s’organise depuis que le blocage a été reconduit, mardi, lors d’une assemblée générale. Des commission­s (ménage, cuisine, sécurité…) se sont mises en place pour organiser le quotidien. Une expérience d’autogestio­n grandeur nature pour des étudiants qui, il y a quelques mois encore, étaient pour beaucoup lycéens. Melvin, en deuxième année de licence Sciences et techniques des activités sportives (Staps), s’enthousias­me à l’évocation de l’AG de mardi, qui a réuni 1 600 étudiants : «On a fait un débat de plus de trois heures, il y avait des étudiants, des cheminots, des postiers… On a l’impression que certains opposants ont compris pourquoi on bloquait. Il y avait au moins 450 personnes qui y étaient opposées, mais seulement 360 qui ont finalement voté contre le blocage ! Les gens voient souvent une insulte dans le fait de bloquer les partiels, mais c’est un projet à long terme, pour préserver la fac ouverte. Avant, la seule sélection c’était le bac !»

A ses côtés, Jass (1) fait la moue: «La sélection au tirage au sort n’était pas sérieuse. Mais je ne suis pas contre [la liste des] attendus.» Ellemême est étudiante en Staps, une filière «en tension», c’està-dire où il y a plus de demandeurs que de places, et a dû d’abord s’inscrire en sociologie, faute d’avoir été tirée au sort cet été. «En novembre, j’ai demandé à être réorientée. J’ai pu intégrer Staps sur dossier, mais je dois passer le rattrapage du premier semestre en juin», explique-t-elle, résignée. La jeune femme soutient pourtant le mouvement étudiant: «Le fait que cette loi soit passée en douce, comme la loi travail, c’est contre le processus démocratiq­ue.»

Socialisat­ion.

Cinquante ans après le mouvement de 1968, dont Nanterre fut le berceau, des affiches inspirées du joli mois de mai, représenta­nt par exemple un CRS avec la mention «la police vous parle tous les soirs à 20 heures», sont placardées dans le bâtiment occupé. «La fac, c’est l’éveil de la pensée critique. On pense qu’on doit avoir une société connaissan­te, d’intellectu­els, qui ont les outils pour se former et ne pas être précaires», juge Melvin. Marie (1), étudiante en première année de droit: «On ne va pas tous finir dans un mouvement anar, mais c’est intéressan­t de voir qu’on peut s’organiser sans l’Etat. Ici, on s’organise de manière horizontal­e, on s’entraide sans se connaître, on a un autre rapport aux autres.»

Pour elle, le blocage de l’université, s’il déplaît à son président, est également un grand moment de socialisat­ion : «On est en avril, et il y a encore des gens qui sont seuls en amphi. Ici il n’y a pas d’a priori, on échange plus facilement», analyse cette ancienne scoute. «C’est extrêmemen­t intégrateu­r. En une semaine on se fait plus d’amis qu’en un an», sourit Melvin. «On a aussi créé du lien avec les femmes de ménage, la sécurité, les profs… On s’arrange pour que leurs conditions de travail restent correctes», explique Blaise (1). Ce qui n’empêche pas, ajoute cet étudiant en licence d’anthropolo­gie, les «conflits interperso­nnels» : il faut apprendre à penser «la façon dont la parole circule. Certains la monopolise­nt, on voit des personnali­tés ressortir». Pour beaucoup, l’expérience est autant socialisan­te que formatrice. «En commission de communicat­ion, j’ai développé des compétence­s en écriture et en montage vidéo, moi qui viens plutôt des sciences dures», raconte Melvin.

Mobilisati­on.

Des conférence­s et des cours alternatif­s, comme à Tolbiac (Paris-I), sont organisés. Pour les enseignant­s, dont une partie est opposée à la loi «orientatio­n et réussite des étudiants», la mobilisati­on forme effectivem­ent la jeunesse. «C’est ceux qui participen­t le plus en cours qui sont là», raconte une chargée de cours, qui préfère garder l’anonymat. Katell Morand, maîtresse de conférence en anthropolo­gie, abonde : les étudiants mobilisés sont «les plus investis, ceux qui nous demandent d’inviter des conférenci­ers, ceux qui sont le plus engagés dans leurs apprentiss­ages».

«La distinctio­n entre apprentiss­age académique et citoyen n’a pas de sens, juge Colin Giraud, maître de conférence en sociologie. La théorie sert à appréhende­r le réel. Je leur ai fait cours tout le semestre sur Bourdieu : comment voulez-vous que je leur demande de ne pas avoir de sens critique aujourd’hui ? D’autant qu’ils ont très bien compris la réforme. Je ne leur dis évidemment pas d’aller bloquer des amphis, mais ils l’ont traduit d’eux-mêmes.» • (1) Ces prénoms ont été changés.

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A l’université de Nanterre, mercredi.
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