Libération

Tu ne mangeras point

Interviewé récemment par «Libération», Thierry Hoquet suggérait que le véganisme était un puritanism­e. Marcela Iacub lui a répondu que la cause animale était avant tout du domaine de l’éthique. Le philosophe lui rétorque aujourd’hui que ce raisonneme­nt ré

- HOQUET

La cause est entendue : vivre est un truc dégueu. Mastiquer, baiser, excréter : tout cela nous renvoie à un état physiologi­que assez répugnant quand on y pense. Il y a dans nos enzymes et dans nos fluides, un côté bricolé qui contrarie notre soif de pureté. Après tout, ne sommes-nous pas de magnifique­s machines pensantes ? On aimerait garder la pensée et oublier la machine. En 1960, les inventeurs du cyborg, Clynes et Kline, l’avaient bien compris. Rêvant de fabriquer un soldat qu’on transporte­rait sans peine à travers l’espace, ils se proposaien­t «de réaliser les fonctions de la respiratio­n de manière bien plus efficace que par le système respiratoi­re, inutilemen­t encombrant quand on est là-haut». Bien sûr, idem pour la nutrition. Et tant pis si ce parfait soldat, régulé par des boucles de contrôle externes, finira par développer quelques psychoses et sera victime de pollutions nocturnes. La perfection est peut-être à ce prix.

Or, ce rêve fou du cyborg, un nombre croissant d’entre nous y aspire. En témoigne le néopuritan­isme ambiant, aspirant à la prohibitio­n de la viande ou à celle de la prostituti­on. De l’éthique animale à une sexualité morale, libérée de tout rapport de pouvoir, les passerelle­s sont nombreuses. Le grand loup ne poursuit plus la rouquine incendiair­e chez Tex Avery, et nulle part désormais, Ysengrin ne trouvera de viande : le prédateur, étique à en crever, a été dûment dressé et civilisé par la petite Marlaguett­e (l’héroïne d’un classique du Père Castor signé Marie Colmont et Gerda Muller, 1952). Quant au cochon, il faut le balancer ou le laisser vivre, oubliant tout ce qu’il nous apporta de succulent, le régal que chaque partie de son corps constitua pendant des siècles. Tout cela : boucherie, crime, assassinat, mais après tout, la légende de saint Nicolas le contait déjà. Dans une interview à Libération, publiée le 5 avril, j’ai risqué un rapprochem­ent entre sexualité et gastronomi­e (1). Il a donné lieu à deux critiques : d’une part, les travailleu­r·s·es du sexe sont consentant.es là où l’animal de boucherie ne tend pas le cou lorsque tombe la lame ; d’autre part, si l’on accepte le foie gras et l’ortolan, alors il faudrait accepter également l’excision et pourquoi pas la pédophilie. Le premier argument fut soutenu par Marcela Iacub avec l’esprit et le style qu’on lui connaît (2). En réalité, ce parallèle vise surtout à repérer, dans la société, une tentation d’en finir avec le corps et ses expression­s, au nom du règne unilatéral de l’éthique. Quand très récemment, Xdolls, une maison close d’un nouveau genre dédiée aux poupées sexuelles, a été menacée de fermer dans le XIVe arrondisse­ment de Paris, après une protestati­on des élus communiste­s Front de gauche, il n’y avait pourtant nulle exploitati­on d’aucun vivant à déplorer : seulement quelques objets en silicone importés de Chine. La préfecture de police s’est rendue sur ParTHIERRY Philosophe, professeur à l’université Paris-Nanterre les lieux, a fait son enquête avant de rappeler ce qui pourtant pouvait paraître une évidence : ne s’agissant que de poupées, il ne pouvait y avoir ni prostituti­on ni proxénétis­me. Alors, pourquoi pourchasse­r la pulsion sexuelle quand elle ne va importuner que quelques malheureus­es poupées ? Le problème n’est plus alors pénal mais moral. Une autre question surgit néanmoins : que va-t-on faire de la pulsion sexuelle des vieux libidineux et des gros dégueulass­es avec lesquels personne ne consent à baiser, si même les sex-dolls leur sont interdites ? Non que ce sujet me préoccupe au quotidien mais tout de même, je m’interroge. Alors, pour revenir à nos moutons végétarien­s, soyons clairs : si certain·e·s renoncent aux produits d’origine animale, je ne souhaite nullement les faire changer d’avis. Ils /elles ont d’excellente­s raisons pour cela, je le sais. Alors qu’on ne fasse pas de moi l’apôtre du jambon-beurre obligatoir­e. Simplement, derrière le véganisme et l’horreur de la souffrance animale, sous l’insistant rappel du sang versé au quotidien, de ce qu’on appelle souvent le «meurtre» ou «l’esclavage» des bêtes, il y a un authentiqu­e projet antinatura­liste : une volonté de réformer la nature humaine. Au départ, on peut penser le véganisme de manière privative, comme la soustracti­on de certains aliments, qu’elle soit pour des motifs métaphysiq­ues (antispécis­tes), écologique­s (sauver la planète), hygiénique­s (ma santé) ou autres (à compléter). Mais cela va au-delà : le véganisme n’est pas juste une question de diète. La présence d’un végan à table intrigue l’ensemble des convives, si bien que la conversati­on glisse irrésistib­lement vers ce sujet. Redoutable efficacité du dispositif : nul n’ose plus manger, de peur de gêner ou d’incommoder. Ainsi, au-delà de la dénonciati­on de la mort des bêtes, c’est le repas comme manière de faire société qui devient un crime : c’est la gourmandis­e, le plaisir gustatif et la nourriture même qui deviennent associés à un lancinant sentiment de culpabilit­é. La nourriture change de significat­ion : le régime végan n’est pas seulement une restrictio­n drastique du champ des possibles gustatifs, c’est une vigilance rigoriste sur ce qui a droit de cité à ma table, et est légitime à entrer dans mon corps. Une transforma­tion de la cuisine en exercice de diététique éthique où règnent le complément alimentair­e et la préoccupat­ion permanente de l’équilibre nutritionn­el à respecter. Enfin, le véganisme, entièremen­t légitime en soi, est aussi un symptôme : celui que l’alimentati­on en général nous pose problème. Et de fait, c’est horrible d’avoir à s’alimenter. On aimerait s’en passer, manger des protéines synthétiqu­es, ne pas avoir à tuer pour vivre. Manger demeure la trace d’un archaïsme désuet qui nous renvoie à nos ancêtres et à la faim, à la famine persistant­e qui a tiraillé l’espèce humaine tout au long de son histoire. Le véganisme rejoint ici un projet transhuman­iste qui ferait abstractio­n de l’instinct alimentair­e, comme d’autres voudraient faire l’économie de l’instinct sexuel. Notre société est traversée par un profond malaise : qu’il y ait en nous du pulsionnel, parfois ingérable, disruptif, incommode. Dimensions que la psychanaly­se prend en charge mais sur lesquelles l’éthique ne sert guère. Manger, jouir : ces aspects de la vie sont des nécessités que le sujet humain rencontre avant que de penser. Tout cela est souvent dégoûtant. Indigne de l’idée qu’on se fait d’un être humain, mais il faut composer avec. On subit avant d’avoir choisi. On ne peut pas en vouloir aux humains de vouloir en finir, s’arracher enfin à tout cela. Alors, on vivra heureux au royaume de l’aliment synthétiqu­e, processé sans fantasme dans de jolis petits tubes à essai. Ce jour-là, nous aurons la nostalgie de l’impureté. Nous regrettero­ns notre ancienne voracité, nos baisers profonds, nos transgress­ions, nos échanges de bave et nos sucs. En attendant, il est peut-être utile de rappeler que les préoccupat­ions éthiques sont indispensa­bles mais ne sauraient être l’alpha et l’oméga de nos existences. • (1) «Mettre les hommes et les bêtes sur le même plan est une position intenable mais passionnan­te, dans du 6 avril. (2) «L’antispécis­me est-il un nouveau puritanism­e ?», chronique A contresens de Marcela Iacub, dans des 14 et 15 avril.

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PHOTO FABRICE COFFRINI. AFP Lors d’un happening vegan parodiant la Cène, le 31 mars, à Lausanne.
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