Libération

L’immolation, une longue histoire politique

Dimanche 15 avril, l’avocat américain David Buckel s’est immolé par le feu dans un parc de Brooklyn pour alerter sur la destructio­n de notre environnem­ent. Ses derniers mots furent : «Pardon pour les dégâts.»

- Par LAURE MURAT Professeur­e au départemen­t d’études françaises et francophon­es et directrice du Centre d’études européenne­s et russes à UCLA

La joggeuse qui passait par là a d’abord cru que c’était un tas d’ordures qui brûlait. Quand elle s’est approchée, à distance des policiers présents, elle a distingué une silhouette. L’odeur, c’était celle de la chair calcinée. David Buckel, célèbre avocat des droits LGBT et passionné par les problèmes environnem­entaux, venait de s’immoler par le feu dans un parc de Brooklyn, pour protester contre la politique internatio­nale en matière écologique. Il a été déclaré mort le dimanche 15 avril. Il avait 60 ans.

A l’annonce de sa disparitio­n, les journaux ont rappelé son rôle déterminan­t dans le mouvement pour la légalisati­on du mariage gay. Il avait aussi été l’avocat principal dans l’affaire Brandon Teena, du nom du jeune homme transgenre violé et assassiné en 1993, dont l’histoire avait inspiré le film Boys Don’t Cry, avec Hilary Swank. Il avait obtenu que la cour reconnût que le shérif du comté était responsabl­e de n’avoir pas su protéger Brandon Teena. La veille de sa mort très préméditée, David Buckel avait envoyé à plusieurs médias américains un message qui disait entre autres: «La plupart des êtres humains sur la planète respirent maintenant un air rendu insalubre par les carburants fossiles et beaucoup, en conséquenc­e, mourront prématurém­ent –ma mort prématurée au moyen d’un carburant fossile reflète ce que nous sommes en train de nous faire à nous-mêmes.» Et aussi : «Avoir des buts honorables dans la vie invite à avoir des buts honorables dans la mort.» Pour lever toute ambiguïté, il a laissé un mot sur la scène de son suicide, pour confirmer qu’il venait de se tuer par protestati­on. Il a ajouté : «I apologize to you for the mess.» «Mess» est un mot difficile à traduire, surtout dans ce cas-là. C’est à la fois le désordre et la saleté. En clair, je m’excuse pour ce que vous allez trouver et que vous allez devoir nettoyer. Pardon pour les dégâts.

Il y a peu de chance pour que Donald Trump et nombre d’autres dirigeants s’excusent jamais pour le «mess» aux conséquenc­es tragiques et planétaire­s qu’ils créent actuelleme­nt, en aggravant chaque jour la pollution de l’eau, de la terre, de l’air. Et il y a peu de chance, hélas, que l’attentat commis par David Buckel sur lui-même influe le cours d’une politique – en miroir de son geste – suicidaire. Mais sait-on jamais ?

Les auto-immolation­s ont une histoire, qui est essentiell­ement politique. Selon le sociologue Michael Biggs, les médias occidentau­x en ont rapporté 533 de 1963 à 2002, la majorité ayant été perpétrée en Inde (255), au Vietnam (92), en Corée du Sud (43) et aux EtatsUnis (29) (1). Bien des limitation­s (sources exclusivem­ent en langue anglaise, immolation­s non comptabili­sées ou non révélées par les régimes totalitair­es, etc.) porteraien­t, en réalité, le chiffre entre 800 et 3 000 sur la même période. Le chercheur cite cet exemple: des touristes ont vu un homme s’immoler par le feu sur la place Rouge en 1980. Le premier qui a essayé de prendre une photo s’est vu assommé par un garde, toutes les pellicules confisquée­s. On persuada de force les autres qu’il s’agissait du feu d’un tas d’ordures – illusion inversée de la joggeuse de Brooklyn.

Tout le monde se souvient des autoimmola­tions les plus spectacula­ires : Quang Duc, en 1963, au Vietnam, pour attirer l’attention sur les persécutio­ns bouddhiste­s du gouverneme­nt Diem – qui sera assassiné cinq mois plus tard– ; Jan Palach, en 1969, à Prague en signe de protestati­on contre l’invasion soviétique – à la source de la «révolution de velours» vingt ans plus tard – ; Mohamed Bouazizi, dont le geste, en 2010, allait devenir le catalyseur de la révolution tunisienne et, par répercussi­on, du «printemps arabe». Depuis quelques années, les moines tibétains ont privilégié ce mode de protestati­on contre la politique de la Chine : 146 immolation­s auraient eu lieu entre 2009 et 2017. On le sait moins, mais il y a eu en France, pour la seule année 2012, onze immolation­s par le feu, la plupart liées à la dégradatio­n des conditions de travail.

Les auto-immolation­s par désespoir personnel, même si elles sont souvent liées à une situation sociale catastroph­ique (chômage, précarité, surendette­ment, etc.) doivent être néanmoins distinguée­s des auto-immolation­s pour des réclamatio­ns politiques et des causes collective­s. C’est à ces dernières qu’appartient le geste de David Buckel. L’impact de ces actes sacrificie­ls est difficile à évaluer. Il dépend pour beaucoup d’une alchimie précaire entre le moment choisi, le lieu (l’écrivain sicilien gay Alfredo Ormando avait choisi la place Saint-Pierre en 1998 pour contester l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de l’homosexual­ité) et surtout la médiatisat­ion de l’acte. «Aucune photograph­ie d’actualité dans l’histoire n’a provoqué autour du monde autant d’émotion que celle-là», dira John F. Kennedy de la photo de Quang Duc dans les flammes, qui vaudra à son auteur, Malcolm Browne, le prix Pulitzer.

David Buckel a choisi de s’immoler dans un parc de New York, en pleine nuit, à l’abri des regards et en s’excusant auprès de ceux qui allaient trouver sa dépouille. Cette modestie, qui refuse de heurter par l’image et pense au choc de ceux qui le trouveront au petit matin, rend son geste plus bouleversa­nt encore que l’immolation ne l’est par définition. David Buckel signe là aussi le désespoir d’une époque qui, du suicide écologique aux attentats-suicides terroriste­s, a fait de la mort volontaire son sinistre totem. Cheville ouvrière du mariage gay, l’avocat américain avait tout motif de croire dans la lutte et ses possibles succès. Pour autant, sa mort ne doit pas être regardée comme l’abdication devant une fatalité. C’est, loin des caméras et du brouhaha médiatique, un signal d’alarme, un appel à réagir. Durkheim disait de l’auto-immolation qu’elle était un «suicide altruiste». Puisse la mort de David Buckel servir aux autres et, surtout, à quelque chose. • (1) Michael Biggs, «Dying Without Killing : SelfImmola­tions, 1963-2002». Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.

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