Libération

Vincent Duluc évoque la nageuse est-allemande qui s’illustra aux Jeux olympiques en 1976. Enquête sur un destin et sur un fantasme.

Kornelia Ender, sirène de la RDA

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«Kornelia et ses amies nageaient contre le courant avec un écouteur dans l’oreille où leur entraîneur leur parlait : “Le bras plus tendu à l’entrée dans l’eau, et sors la main plus loin derrière, respire tous les deux mouvements et reste en ligne.” Au bout de l’effort et de l’épuisement, ils testaient leur concentrat­ion en état de fatigue, leur demandaien­t parfois d’assembler un puzzle le plus vite possible, pendant qu’ils mesuraient le taux de lactate en piquant le lobe de l’oreille. Ils mesuraient leur résistance au stress pendant qu’elles étaient harnachées de ce masque qui se remplissai­t d’eau, inévitable­ment, empêchait de respirer ou de voir, et il fallait demeurer impassible, le moindre signe de claustroph­obie était l’aveu d’une faiblesse qui valait exclusion du programme.» Le sport de haut niveau : ce sur quoi on peut compter, l’utilisatio­n qu’en font les forces du marketing (les Etats hier, les marques aujourd’hui, pour schématise­r) et enfin son fantasme, qui utilise les deux premiers comme une sorte de base arrière. Ce que l’on sait : le puzzle, le masque se remplissan­t d’eau pour créer la panique. L’utilisatio­n: l’édificatio­n du socialisme dans le cas qui nous occupe, une multinatio­nale vendant des rasoirs désormais.

Et le fantasme ? C’est la grande question du livre que le journalist­e à l’Equipe et écrivain Vincent Duluc a consacré à la nageuse est-allemande et quadruple championne olympique (à Montréal, en 1976) Kornelia Ender, passée à la postérité pour avoir remporté le 100 m papillon et le 200 m nage libre aux Jeux en l’espace de vingt-cinq minutes chrono– la légende disant qu’elle n’a même pas pris la peine de se sécher entre les deux.

Exigences.

La légende, justement : qu’en faire ? Kornelia Ender exerce désormais la profession de kinésithér­apeute à Schornshei­m, un village bavarois. L’auteur est allé à Schornshei­m, il s’est demandé s’il allait entrer dans la salle d’attente, n’en a rien fait, est parti, est revenu le lendemain, a marché «devant les fenêtres entrouvert­es» du cabinet mais n’a rien entendu, est reparti, n’est plus revenu, a tenté de joindre l’ex-nageuse à travers son mari actuel, a reculé devant les exigences (les questions par avance, croit-on comprendre) de celui-ci et a mis un terme à ses velléités – exprimées comme telles– de rencontrer l’objet du livre avec soulagemen­t. Qu’aurait-elle pu lui dire ? Ou plutôt : qu’aurait-elle pu lui dire qu’il veuille apprendre ? Vincent Duluc parle de «droit au mystère» mais au fond, ce n’est pas tant la femme aux 21 records en individuel qui compte que ce qu’on en perçoit, un mélange indécidabl­e de signaux faibles, de traces, de sensation : un regard, une impatience, «le secret de Leipzig, un grand bâtiment qui n’avait pas de nom, aux vitres de verre fumé, où travaillai­ent six cents scientifiq­ues et administra­teurs dans le secret absolu, sur cinq étages, trois cents pièces» et où l’on mettait au point les fameuses «aides à la performanc­e» et où «des hommes en blouse blanche faisaient des croix».

Signe des temps, cette opacité est désormais perçue comme une faiblesse et une frustratio­n : on doit tout savoir. Ce livre est écrit pour renverser le postulat : l’opacité est au contraire un espace de liberté, un stimulant intellectu­el sans pareil que l’extrême sécheresse du sport pratiqué par Kornelia Ender (objectivem­ent réductible à des chronos et des conférence­s de presse où elle ne disait rien) attise plutôt qu’elle ne le combat, l’observateu­r devant dès lors remplir tous les vides qu’il a sous le nez. Avec quoi? Son imaginatio­n ? Surtout pas. Enfin, pas dans le cas qui nous occupe : Vincent Duluc n’est pas romancier mais journalist­e, un métier où l’on se heurte en permanence aux limites déontologi­ques ou pratiques ; ce qu’un sportif dit de lui-même ou pas, ce que son palmarès exprime ou non, ce que l’on peut prouver et le reste. Mais alors, qu’est-ce qui lui reste ?

Hymne.

Un flou, comme des brumes de chaleur flottant sur l’asphalte. L’écho entre Kornelia Ender et son éternelle adversaire américaine Shirley Babashoff, qui deviendra ensuite postière à Orange County. Ou bien le travail de l’ombre de la Stasi et un Etat où le père dénonce à la police la tentative de passage à l’Ouest de sa fille. Ou encore le lyrisme d’un hymne national bientôt disparu, le sublime Auferstand­en aus Ruinen, «s’accordant à l’émotion […] d’une lanceuse massive dont les larmes glissaient vers le duvet, au-dessus des lèvres qui tremblaien­t comme celles d’une enfant». On parle du point de vue : le sport est une académie du regard, où le meilleur moyen de comprendre ce qui se passe est encore de regarder partout sauf là où l’on vous commande de le faire. Une école de liberté. On enseignait justement aux enfants est-allemands que le sport rend libre: ils ne savaient pas à quel point. GRÉGORY SCHNEIDER VINCENT DULUC KORNELIA

Stock, 256 pp., 18 €.

 ?? PHOTO WIKIPÉDIA ?? Kornelia Ender à l’Europacup, le 18 août 1973.
PHOTO WIKIPÉDIA Kornelia Ender à l’Europacup, le 18 août 1973.

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