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Mamie yoga

Eva Ruchpaul Cette femme rayonnante de 90 ans, professeur­e historique des stars et créatrice d’une méthode saluée, se méfie de la mode actuelle du yoga.

- Par MARIE PIQUEMAL Photo SAMUEL KIRSZENBAU­M

«Mangez du ciel !» Dans son langage poétique, cela veut dire «respirez!» On a rencontré une pépite. Un oiseau, 1,46 m ailes déployées, niché dans le VIIIe arrondisse­ment de Paris, sous les toits. De tous petits pieds, chaussés de Converse à paillettes taille 32 et demi. Toute de blanc vêtue.

Sans signe avant-coureur et surtout sans couinement de hanches, Eva Ruchpaul pose sa jambe sur la table, comme d’autres leur coude. Elle a 90 ans depuis le mois de mars. C’est l’une des premières femmes à avoir introduit le yoga en Europe dans les années 60. Elle a passé sa vie à enseigner des postures à sa sauce (douce), à «donner sa pitance» à tous ces gens venus se jeter sur son tapis. Ils se ramassent à la pelle. C’est une bille en prénoms, elle appelle tous ses élèves les «bonshommes» et les «bonnes femmes», quel que soit leur pedigree. Dans le lot, quand même : Christian (Dior), Alain (Afflelou), Yves (Montand), deux remorques d’hommes et femmes politiques dont elle préfère taire les noms, des rois en cours de règne, des chefs d’entreprise dont souvent elle découvrit l’identité après coup et par hasard. Il lui est arrivé de mettre des vents, aussi, faute de temps. Sur la touche: André Malraux, «[elle] l’[a] un peu regretté quand même», et «la chanteuse, là, comment s’appelle-t-elle?» (Madonna, en fait). Elle se souvient aussi de cette «neuropsych­iatre très raffinée», qui, en sortant de l’une de ses leçons, essayait d’ouvrir une voiture qui n’était pas la sienne… Elle était dans la lune, s’était évadée sur le tapis et n’était pas redescendu­e. Dans le dico Ruchpaul, on dit «s’envoyer en l’air».

La petite dame à la chevelure blanche comme un nuage raconte cela sans sourire et avec une certaine gravité. «C’est ma responsabi­lité. Je dois faire revenir les élèves dans la banalité avant qu’ils ne quittent mon tapis. Nous ne sommes pas dans les contrefort­s de l’Himalaya, nos conditions de vie sont difficiles.» L’engouement actuel pour le yoga ne l’enthousias­me guère. «Cela fait soixante siècles que nous sommes à la mode, on ne va pas se laisser disturber.» Son école, fondée en 1971, prospère toujours. Elle continue aujourd’hui de donner des leçons (autour de 18 euros l’heure) à des «futurs instituteu­rs», estampillé­es «méthode Eva Ruchpaul». On a testé. Une invitation à faire un poisson, une pince, un arc, une sauterelle, «en fonction de la météo». Et, surtout, des respiratio­ns, «la clé de tout». Sur sa moquette bleue, on a vu des Italiens venus d’Italie qui ne comprenaie­nt pas tout mais l’écoutaient religieuse­ment. Ce dernier mot va la faire monter dans les tours. Elle a une sainte horreur de tout ce qui s’apparente à la «religiosit­é» et « n’aime pas qu’on l’admire» (dixit une des profs de l’institut). Eva R. répète à ses élèves: «Ne comptez pas sur moi pour vous transporte­r dans des ferveurs d’emprunt. Je ne vais pas vous changer. Peut-être juste vous mettre nez à nez avec votre personnali­té.» Parmi les trucs qui lui mettent les nerfs en pelote : les bienfaits en tout genre attribués au yoga. «Ça m’emmerde !»

D’expérience, le vent va tourner. «Un brahmane patapouf d’avant J.-C. disait déjà que les postures sur la tête prévenaien­t des chutes de cheveux. La tendance mensongère sur les bienfaits du yoga n’est pas l’apanage de l’Occident!» On prend note, attablée dans sa cuisine par un samedi pluvieux de mars, en croquant dans des cathédrale­s de Reims en chocolat. Elle sourit avec malice. «Le yoga ne guérit rien, ne répare rien. C’est bien mieux que ça. Il fait supporter.» Il y a un mot qu’elle adore, un peu vieillot, mais sympa : «Egards.» De sa voix fluette, elle dit: «J’aimerais bien vous donner envie d’avoir quelques égards pour votre mécanique.» A l’en croire, nos contempora­ins se bouffent la vie avec ce culte de l’effort permanent. «On se domine, on s’étrille, on se punit d’exister, on doit mériter. Et si on se faisait du bien ?»

Chez elle, les élèves sont priés de yoguer une fois par

semaine. Pas plus. «Pour protéger la rareté. Faites chaque chose comme si c’était la première et la dernière fois de votre vie. Ne recommence­z rien.» Au passage, petite pique: «Les hommes séducteurs ramènent trente fois le même modèle de bonne femme. A quoi ça sert ?» Son mari était un brahmane «authentiqu­e», des Indes, avec un passage par l’Angleterre, et l’Allemagne qu’il a fuie pendant la guerre. Elle a 20 ans quand elle croise sa route, lui, dix de plus. Il est kiné à Paris. Elle le consulte, «un cadeau d’anniversai­re pour qu’il me soigne».

Jusque-là, la vie d’Eva n’était pas marrante. Le sort s’est abattu sur son capot à 18 mois. Une polio gravissime qui paralyse tout son côté gauche et le bras droit. «Une partie de mon corps ne vivait plus. Comment habiter un endroit désert ?» Elle quitte Béziers (Hérault) pour Alexandrie (Egypte), «la fantaisie de mon père, cela lui a pris comme un éternuemen­t !». Seul homme de la famille à ne pas être médecin, il enseigne la philo au lycée français. A l’époque, elle passe le plus clair de son temps à l’hôpital, en rééducatio­n. A 12 ans, elle parvient enfin à marcher, avec une chevillère en cuir. «Cela m’a éduquée à une forme de conscience en dehors de la conscience. Il y a des informatio­ns d’ordre empirique, je ne sais pas d’où elles me viennent. Je les considère avec respect.»

Elle se forme seule, sans savoir que ce qu’elle fait s’appelle du «yoga». «Mon mari m’a interdit de me former en Inde, il voulait que j’apprenne par moi-même.» Un matin, son mari lui dépose, sans la prévenir, une élève sur le tapis. Eva Ruchpaul a 30 ans, et deux petites filles de 11 mois d’écart, Ananda et Shanti – la première sera prof de yoga, l’autre, danseuse classique et chorégraph­e. Le succès arrive vite. «Le bouche à oreille, ça été horrible. Je ne sais pas comment le bruit s’est colporté.»

Elle fait rire. Il faut la voir retracer sa carrière en soupirant, comme si c’était un enchaîneme­nt de catastroph­es. Ses cours qui débordent de partout, «obligée» de s’installer dans 450 mètres carrés près de la place de l’Etoile. «Pour souffler», elle publie «un petit cahier» pour que les gens se débrouille­nt seuls. Un jour, en passant devant le Drugstore des ChampsElys­ées, sa fille s’écrie: «Mamaaaan, regarde, tu es à côté d’Astérix!» Satisfacti­on furtive. Il y en aura d’autres. Elle aime raconter ses souvenirs, les essaime de jolies phrases, qu’il serait bon de voir trotter dans les têtes les jours de pluie. Ce poème indien: «Tu n’auras pas souvent la chance de naître dans un corps d’homme. Es-tu bien sûr d’avoir fait tout ton possible pour t’en réjouir ?»

Son téléphone sonne. «Oui, mon chou, je te rappelle.» C’était un élève enrhumé, apparemmen­t. «Un écrivain américain, archigrand-père, qui a besoin d’un petit coup de tournevis.» •

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