Libération

Delacroix, l’orgie picturale

Le Louvre consacre une riche rétrospect­ive au peintre romantique en constante évolution dans sa recherche picturale pour saisir le déchaîneme­nt des passions dans les scènes de lutte et les corps à corps enfiévrés.

- Par PHILIPPE LANÇON

«Les plus beaux tableaux que j’aie vus sont certains tapis de Perse», écrit Delacroix dans son journal (1). Après avoir passé les premières salles de la rétrospect­ive que lui consacre le Louvre, nous voilà donc dans le souk aux merveilles, chez le marchand de tapis. Ici, ce sont des tapis volants marocains. Plaisir des yeux, fureur des sens, prix à négocier. Crèmes fouettées de mouvements et de couleurs où des fauves, des chevaux et des hommes sont en état d’orgie. Les membres s’entremêlen­t, se créent en se détruisant. Les poils sont des fourrures, les gouttes de sang des bijoux, les griffes des crochets à rideaux et le sabre une signature. Une suite de transgress­ions physiques, qui illustre ces phrases de Bataille : «Le mouvement de la fête prend dans l’orgie cette force débordante qui appelle généraleme­nt la négation de toute limite. […] L’orgie est le signe d’un parfait renverseme­nt.»

FLOT DE POUSSIÈRE

Il y a aussi des femmes, et pas seulement dans le harem d’Alger, par exemple une Indienne mordue par un tigre (1856). Le marchand de tapis a de ces fantaisies. Il a tout lu, tout vu, énormément illustré, c’est un petit étalon classique et romantique, sauvage et discipliné, et il a tout mis dans ce que Baudelaire nomme «les voluptés de la peinture». Il aime faire saigner les splendeurs de la chair, chroniquer la guerre luxuriante des corps, donner de la mâchoire à la peau, lui

lll qui à cette époque, maladif et nerveux, a semble-t-il renoncé aux femmes pour mieux écorcher le motif. Son monde est une saturnale civilisée par l’esprit, une jungle de gestes et de taches dont il est, palette en main, l’explorateu­r. «L’idée orientale prenait en lui vivement et despotique­ment le dessus,

écrit Baudelaire. Il considérai­t la femme comme un objet d’art, délicieux et propre à exciter l’esprit, mais un objet d’art désobéissa­nt et troublant, si on lui livre le seuil du coeur, et dévorant

gloutonnem­ent le temps et les forces.» C’est Baudelaire qui rêve son Delacroix en tirant le tapis à lui, certes, mais c’est bien ça qu’on voit. Le tigre qui mord l’Indienne a de l’appétit pour elle. Il commence par la poitrine, c’est un gourmet, mais il faut attendre que Picasso produise ses mâchoires de couple pour voir dans l’appétit du fauve un acte d’autodéfens­e de l’homme, de l’artiste. D’autodéfens­e, mais aussi de danse: la proie voltige presque, moitié poupée moitié ballerine, prête à être soulevée par le félin comme par un danseur en velours. Le tigre, lui, a de grands yeux ouverts. Ils luisent d’une indifféren­te satisfacti­on. Non loin de l’Indienne croquée, on dirait que les Chevaux arabes se battant dans

une écurie (1860) ont influencé l’écrivain Jean-Philippe Toussaint décrivant, dans la

Vérité sur Marie (Minuit), le pur-sang Zahir, transporté en avion, devenu fou sur un tarmac japonais et disparaiss­ant dans la nuit : «La nuit présentait son obscurité habituelle, comme si le pur-sang était parvenu à s’introduire dans sa matière, et qu’elle l’eût instantané­ment englouti et digéré.» Dans les tableaux marocains de Delacroix, dans ses esquisses à l’huile plus encore, comme celle de la Chasse aux lions d’Orsay datant de 1854, bêtes et hommes sont engloutis et digérés par la matière, non pas celle de la nuit, mais du feu. Le dernier impression­nisme n’est pas loin, quand le premier n’est pas encore né, et les Chevaux sortant de l’eau de la dernière salle, finis en 1860, trois ans avant sa mort, sont aussi bien marocains que normands : ils saluent cabrés le fond du ciel et la surface de l’eau qui filent vers la dissolutio­n, vers l’atmosphère, comme une dernière ruade du fantôme épique à la lumière d’Etretat.

DESSINS ET AQUARELLES

Toussaint a voulu comme Delacroix, peintre liseur que tant de lectures révèlent à nos regards, faire passer ces échanges sans morale, sans raison, sans convenance : les échanges d’énergie. Revenons vers le souk et observons-les de plus près. Le Cavalier arabe attaqué par un lion, venu de Chicago, a été peint en 1849-1850. Le fond est gris-brun, épais, menaçant. C’est sans doute une montagne, mais aussi bien un flot de poussière que la lutte soulève ou le nuage d’une tempête de sable qui approche, une tempête sous un crâne et en atelier. Delacroix n’est jamais allé en Italie, mais il est allé au Maroc, en 1832, et maintenant il se souvient, dix-sept ans plus tard, et ces souvenirs naturellem­ent sont des métamorpho­ses. On voyage au moins deux fois, par le déplacemen­t et puis par la mémoire. La première fois donne des esquisses ; la seconde, des visions. Le véritable voyage commence

quand l’informatio­n est épuisée. Son journal du Maroc est fait d’observatio­ns précises, de choses vues, correspond­ant à ses admirables dessins et aquarelles. Meknès, 1er avril 1832 : «Le matin, la cour où sont les autruches. Une d’elles a reçu un coup de corne de l’antilope. Embarras pour empêcher le sang

de couler.» L’autruche meurt, c’était un cadeau du sultan au roi Louis-Philippe. Il lui a également offert une lionne, un tigre, deux gazelles, un boeuf sauvage, une antilope et quatre chevaux. Un navire sera nécessaire pour les transporte­r. Il faut du temps à toutes ces bêtes pour rejoindre la France. Il en faut plus encore pour qu’elles atterrisse­nt dans l’atelier du peintre ; pour que le sang de l’autruche, sur le tapis, se remette à couler. Delacroix, maître de la matière du feu ? Il peint en vieillissa­nt les retours de flamme. Il rajeunit. Il s’échappe. Il transforme. C’est la première rétrospect­ive complète depuis 1963. Delacroix a produit beaucoup plus de mille et une oeuvres. Il y a au Louvre 193 huiles, dessins, aquarelles, lettres, carnets ouverts qui mériteraie­nt à eux seuls une autre exposition. Autrement dit, encombreme­nt raisonnabl­e de merveilles, structuré en trois grandes parties, sans excès de chronologi­e. Vous y verrez, naturellem­ent, le peintre d’histoire et de sujets littéraire­s ; et, d’emblée, une poignée de chefs-d’oeuvre à grand format de jeunesse (la Liberté guidant le peuple, Scènes des massacres de Scio, Dante et Virgile aux enfers, la Grèce sur les ruines de Missolongh­i), où les détails de tel héros, de tel paysage, de telle victime, seront par la suite agrandis, investis. Tout ce qui fit la gloire qu’il a voulue d’emblée

et qui semble posé au seuil, conduit par Le Tasse dans la maison des fous, comme pour mieux évacuer le grand homme. Bonne idée, car, outre les questions pratiques posées par la taille ou l’inamovibil­ité des peintures géantes, le goût a changé : on préfère aujourd’hui les petits formats, les ébauches, tout ce qui relève de l’expérience et de l’inachevé, comme si le génie se révélait mieux quand il n’est pas à l’ombre du projet. Des tableaux sur le même thème, peints à quelques décennies de distance, par exemple Hamlet, sont rapprochés. C’est une bonne façon de vérifier la richesse de son itinéraire et, dans ses variations, sa relative stabilité: il a vite trouvé le ton de sa violence et, s’il est allé de plus en plus loin dans la décrépitud­e enchantée de son art, il n’y a pas eu de progrès.

Cavalier arabe attaqué par un lion, par sa simplicité, résume le meilleur de ses qualités. Devant le grand fond brun, un homme, un cheval et un lion. Le cheval dressé sur les pattes arrière, blanc et gris avec une crinière noire, fixe la verticalit­é du tableau. L’homme est sur lui, un bras d’un côté du cou, l’autre tendu vers le haut et prêt à enfoncer le sabre, comme un poignard, dans le lion d’or qui sous le ventre, en diagonale, mord la bête près de la jambe à la poitrine, comme le tigre mord l’Indienne. Un grand morceau d’étoffe rouge flotte au vent du regard comme un drapeau. Les éperons sont d’or comme les poils du lion. Ce qu’on voit est indifférem­ment une attaque, un meurtre, un viol, une scène d’amour à trois. Vous pouvez chercher qui tient quel rôle : vous ne trouverez pas, car chacun, dans le trio, change de nature et de fonction d’un moment à l’autre, en fonction des autres. Le bourreau devient victime, le défenseur, agresseur, l’homme, femme, la bête, cavalier et le fauve, artiste, et puis tout est rebattu par un geste ou un coloris, cette jambe en l’air, cette queue qui se relève comme un crotale à moitié endormi, cette petite rêne orange qui flotte entre la main du cavalier et la patte du lion comme une fanfreluch­e ou un épi.

(1) Outre le catalogue, trois livres à lire. D’abord et surtout, le Journal du peintre, dont l’édition chez José Corti en 2009 par Michèle Hannoosh a fait date par tout ce qu’elle a exhumé et annoté, permettant de mieux saisir l’ampleur intellectu­elle et sensible de cet artiste qui est un écrivain. Puis, Critique d’art de Baudelaire (Folio), dont la vision et l’analyse de Delacroix ne sont toujours pas datées. Enfin, une édition revue du Delacroix, de Barthélémy Jobert (Gallimard).

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 ?? A gauche, Chasse aux lions, 1854-1855, d’Eugène Delacroix. PHOTO MUSÉE DES BEAUX-ARTS, VILLE DE BORDEAUX. L. GAUTHIER, F. DEVAL Ci-contre, Autoportra­it au gilet vert, vers 1837. PHOTO RMN-GRAND PALAIS. MUSÉE DU LOUVRE. M. URTADO ??
A gauche, Chasse aux lions, 1854-1855, d’Eugène Delacroix. PHOTO MUSÉE DES BEAUX-ARTS, VILLE DE BORDEAUX. L. GAUTHIER, F. DEVAL Ci-contre, Autoportra­it au gilet vert, vers 1837. PHOTO RMN-GRAND PALAIS. MUSÉE DU LOUVRE. M. URTADO

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