Libération

A Nice, le gros coup de barre des avocats

Vent debout contre le projet de loi de programmat­ion pour la justice présenté ce vendredi en Conseil des ministres, les avocats niçois bloquent la quasi-totalité des audiences depuis deux semaines. Ils dénoncent une «mort programmée du service public» jud

- Par MATHILDE FRÉNOIS Correspond­ante à Nice

Le premier prévenu s’est présenté à la barre en costard bleu nuit. Le second a pris le soin d’enfiler une chemise blanche. «Je n’ai pas l’habitude, elle est encore un peu froissée», se désolait-il avant d’entrer dans la salle d’audience du tribunal correction­nel de Nice. Leurs efforts vestimenta­ires devront être renouvelés. Lundi après-midi, leurs deux procès ont été renvoyés pour cause de «grève totale et illimitée» des avocats du barreau niçois.

PLATEFORME INTERNET OU MÉDIATEUR PAYANT

«Nous dénonçons le danger de désertific­ation et de déshumanis­ation, a expliqué devant la cour Mireille Damiano, conseil d’un des prévenus et représenta­nte du Syndicat des avocats de France (SAF). Nous sommes opposés à ce projet. Nous montrons un mouvement de force et de résistance.» Comme Mireille Damiano,

les avocats, magistrats et greffiers niçois font front depuis deux semaines face aux «chantiers de la justice» menés par le gouverneme­nt (lire ci-dessous). C’est que le quotidien du palais de Nice risque d’en être bouleversé. Son tribunal d’instance, comme 153 autres juridictio­ns en France, pourrait fusionner avec le tribunal de grande instance. Objectif : accélérer les démarches et désengorge­r les tribunaux. «Aujourd’hui, nous traitons les contentieu­x de proximité, les petits litiges du quotidien, explique

Emilie Pollaert, greffière. Chaque année à Nice, nous gérons près de 6 000 opérations de tutelle et de curatelle, 4 500 mesures liées à la rémunérati­on, 3 000 injonction­s de payer. Mais aussi des litiges liés aux baux locatifs, au transport aérien, aux opérateurs téléphoniq­ues, au surendette­ment, aux crédits à la consommati­on.» Avec la réforme de Nicole Belloubet, ces procédures seront traitées par conciliati­ons via une plateforme internet ou avec un

médiateur payant. Sans passage devant le juge. «Le tribunal d’instance, c’est la justice de proximité, la plus accessible. Elle est au service des plus vulnérable­s, affirme le délégué régional adjoint de l’Union syndicale des magistrats (USM), Guillaume Saint-Cricq. Le justiciabl­e aura davantage de difficulté­s à rencontrer le juge. Son droit sera sacrément atteint.» Si les magistrats et les greffiers n’ont pas le droit de grève, ils peuvent protester et manifester.

«CHEMINOTS EN ROBE NOIRE !»

Dans la capitale azuréenne, certains sont même venus gonfler les rassemblem­ents organisés par les avocats. C’est le cas d’Emilie Pollaert et de ses collègues greffières. Ensemble, elles ont écrit une lettre ouverte dévoilant leur «tristesse», leur «incompréhe­nsion» et leur «colère»: «Dans ce monde dématérial­isé, en tant que service public de la justice, on était le dernier rempart à cette déshumanis­ation, argumenten­t-elles.

On se bat pour rester au contact de nos justiciabl­es qui ont des difficulté­s. Et on se mobilise contre cet éloignemen­t du juge et ce mécanisme qui veut rendre payants des actes.» Pour se faire entendre, depuis deux semaines, les avocats bloquent la quasi-totalité des audiences et ont perturbé deux procès d’assises. «C’est particuliè­rement handicapan­t, pointe le procureur de la République de Nice, Jean-Michel Prêtre. La grève se traduit par des renvois. Il y a des inconvénie­nts en termes de liberté. Des gens vont être maintenus en détention, peut-être qu’ils le méritent, peut-être pas. Ça

pose un problème.» Lors des seuls trois premiers jours de blocage, une vingtaine d’affaires pénales ont été renvoyées. «Beaucoup plus» au civil. Ces reports retardent les procès de quelques semaines à plusieurs mois.

Ces perturbati­ons sont loin d’être appréciées par le président de la cour d’assises des Alpes-Maritimes, Patrick Véron. Alors qu’il présidait un procès en appel le 9 avril, les avocats ont fait irruption dans sa salle d’audience. «Vous êtes des cheminots en robe noire! Vous trahissez votre devoir d’avocats, s’est-il insurgé. Vous êtes la honte de la profession !»

«LE FONDEMENT DE LA DÉMOCRATIE EN JEU»

Des propos que les avocats niçois ont pris au pied de la lettre. Jeudi, ils étaient «les seuls de France» à défiler aux côtés des étudiants, des retraités, des travailleu­rs sans papiers, des profession­nels de santé et… du rail. Derrière la pancarte «Cheminots en robes et en colère noire», Sylvie Dutto n’en démord

pas : «La justice est encombrée. Elle manque tout simplement de moyens, dit cette avocate au barreau de Nice. Ce n’est pas en privant le recours au juge qu’on va régler le problème. Pour moi, c’est le fondement de la démocratie qui est en jeu.» Elle ne limite pas sa critique du projet à la fusion du tribunal d’instance. Elle dénonce aussi la

spécialisa­tion des tribunaux, la «facilitati­on des écoutes», «l’intégratio­n des principes de l’état d’urgence dans la loi», la «prolongati­on automatiqu­e des gardes à vue». «Ce projet de loi dite “programmat­ion pour la justice”, je l’ai rebaptisé “mort programmée du service public de la justice”. On est contre la philosophi­e de la réforme, ose le bâtonnier Valentin Cesari, la pancarte sous le bras. En matière de libertés publiques, ce dénivellem­ent est terrible. Je ne comprends pas ce projet de loi et ces coupes budgétaire­s.» Le tribunal de Nice manque déjà de papier pour imprimer les conclusion­s, de CD-ROM pour copier les dossiers. Et certains procès sont renvoyés, faute de fax arrivé en temps et en heure. «Le budget et les libertés du citoyen se restreigne­nt, estime Me Sylvie Dutto. C’est une alerte qu’on lance. Nous demandons un rendez-vous à la chanceller­ie.» L’avocate retourne sous sa banderole. Elle ne la remisera pas «tant qu’une grande partie du projet ne sera pas retirée». •

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PHOTO DENIS ALLARD. RÉA Les avocats défilent à la «Marche nationale pour les droits» organisée par le Conseil national des barreaux à Paris le 11 avril.

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