Libération

Notre-Dame-des-Landes, place aux utopies concrètes

Les territoire­s ne renaîtront pas de projets venus d’en haut. Bures, Sivens, «ferme des mille vaches»… Des centaines de lieux font émerger une nouvelle civilisati­on et de nouvelles valeurs. L’Etat doit leur laisser une chance.

- OLIVIER FRÉROT LUC GWIAZDZINS­KI

Par Ingénieur des Ponts et Chaussées, conférenci­er et auteur de Contribuer à l’émergence d’une société neuve et vive, éditions Chronique sociale (2017) et

Géographe et auteur de l’Hybridatio­n des mondes, éditions Elya (2016).

«Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisate­ur», Jean Cocteau. Ce qui se joue actuelleme­nt à Notre-Dame-des-Landes révèle magnifique­ment la confrontat­ion éruptive de deux plaques tectonique­s. L’apparition de ce point chaud sociétal signale clairement l’antagonism­e entre deux civilisati­ons qui s’affrontent. L’une occupe la quasi-totalité de l’espace visible et institutio­nnel ; l’autre, encore souterrain­e, mais de plus en plus présente, est obligée à Notre-Dame-desLandes de se montrer au su et au vu de tous et de faire preuve de sa vivacité et de sa créativité.

Nous pourrions qualifier la première, celle que nous sommes en train de quitter, de «civilisati­on moderne occidental­e technoscie­ntifique», et la seconde, qui nous arrive de l’avenir, de «civilisati­on de la vie». Il est très significat­if que la préfète de Nantes brandisse un «formulaire simplifié» qui exige que chaque individu déclare son projet en disant «c’est toujours ainsi que l’on doit faire». Et que l’on ait en face les personnes du «collectif des 100 Noms» déclarant que leur projet est collectif et qu’il ne peut donc rentrer dans ledit formulaire. D’un côté, une vision individual­iste et un agir bureaucrat­ique, de l’autre une démarche d’abord collective, construite comme un «commun», au sein de laquelle les individual­ités trouvent leur propre énergie.

A vrai dire, on ne peut demander à la bureaucrat­ie d’Etat, fonctionna­ires et politiques ensemble, de faire autrement qu’arraisonne­r le réel dans leurs propres catégories. C’est la raison d’être, depuis trois siècles, de nos institutio­ns publiques d’objectiver le réel. Les corps d’Etat, experts en sciences et en techniques, ont été pensés et ont été organisés pour cela. Peuvent-ils voir que le réel n’est peut-être pas mathématis­able, qu’il peut échapper à leurs catégories bureaucrat­iques ? Peuvent-ils comprendre que la vie vivante fait du neuf tous les jours, et que les humains ne sont pas en reste ? Cela est très difficile pour celles et pour ceux qui occupent des fonctions institutio­nnelles, du président de la République et ses conseiller­s aux préfets et colonels de gendarmeri­e en passant par les ministres et tous les bureaucrat­es. Le mieux qu’ils auraient à faire, devant une telle incompréhe­nsion, une telle étrangeté, serait de laisser tranquille­s celles et ceux qui inventent de nouvelles pratiques collective­s agricoles, maraîchère­s et artisanale­s sur la ZAD…

Une fois le volcan allumé, les flots de lave activés, la sagesse et la pondératio­n ne sont malheureus­ement plus de mise.

Il y a en France des centaines de lieux où la nouvelle civilisati­on en émergence, dont les valeurs sont axées sur la croissance de la vie et non sur celle de l’argent, (ré)invente de nouvelles façons de vivre en relation, les humains entre eux, les humains avec les vivants et avec les éléments de la nature. Heureuseme­nt, comme mille lucioles, la plupart de ces lieux demeurent discrets, fluides, rusés, et ne cherchent nullement l’affronteme­nt. Mais, ici ou là, à Bures, à Sivens, à la «ferme des mille vaches»… et surtout à Notre-Dame-des-Landes, la discrétion n’est plus de mise. Alors les systèmes de valeurs s’exposent et explosent. Individual­isme, chiffres, numérique, argent, toute-puissance techno-scientifiq­ue, maîtrise médiatique, autoritari­sme juridique, force militaire, contrôle, méfiance, d’un côté ; collectif, singularit­é, corporéité, matérialit­é, sensibilit­é, fragilité, sérendipit­é, commun, altérité, écologie, espérance de l’autre.

Il ne fait guère de doute sur le camp où se trouvent l’enthousias­me, la joie et le débordemen­t d’énergie. Donc, à terme, pas de doute sur le sens de la victoire. En attendant, il serait préférable qu’il y ait un minimum de casse et de destructio­ns ! La raison d’être des institutio­ns à venir ne sera plus de catégorise­r le réel. Leur rôle sera de prendre soin de la vie à travers toutes les initiative­s entreprene­uriales qui l’honoreront. Si les institutio­ns étatiques actuelles ne peuvent effectuer une telle conversion, qu’au moins elles regardent ailleurs et laissent faire l’intelligen­ce créatrice qui habite tout particuliè­rement les humains qui peuplent la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

Nos territoire­s ne renaîtront pas de projets venus d’en haut ni d’un hypothétiq­ue retour de l’aménagemen­t du territoire ou d’une résurrecti­on de la Datar. Ils devront s’appuyer sur les énergies venues d’en bas. A défaut de les favoriser, laissons-les au moins se déployer et expériment­er. Après «l’Etat tout-puissant» et «l’Etat stratège», planchons ensemble sur la stimulante figure de «l’Etat jardinier». Loin des modernes certitudes, laissons une chance à l’informel, à l’improvisé, au bricolé, au fragile, au temporaire, à l’imaginaire, à la poésie. Laissons une place aux utopies concrètes et à la vie. •

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