Libération

A la ComédieFra­nçaise, Clément Hervieu-Léger redonne ses lettres de noblesse à cette pièce méconnue de Wedekind. Brillant.

«L’Eveil du printemps», à l’ombre des ados en fleurs

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En avril, les terrasses bourgeonne­nt et la Comédie-Française présente l’Eveil du printemps. Cette associatio­n saisonnièr­e n’est pas sans enjeu. Pour l’institutio­n, le spectacle constitue une triple entrée au répertoire, celles de Frank Wedekind et de cette pièce de 1891, mais aussi celle de Richard Peduzzi, scénograph­e historique de Patrice Chéreau qui n’avait encore jamais oeuvré salle Richelieu. En bout de course, les presque trois heures sans entracte de cet Eveil sont à la hauteur de l’attente. La pièce, taxée d’immoralité et dénonçant les principes éducatifs d’une époque révolue – quoique –, expose de manière fragmentai­re le parcours de trois ados qui voient se profiler face à eux le tsunami de l’âge adulte. Ils sont évidemment emportés, et la promesse joyeuse d’un éveil printanier se conclut sur une série d’impasses : mal-être, sexualité réprimée, scolarité écrasante, parents pudibonds incapables de les guider. On craint le pensum dépressif. Mais non. Car Wedekind, auteur radical à l’oeil lucide, sait aussi nourrir son analyse d’un humour qui fait mouche. Cent vingt ans après la création de la pièce dans l’Allemagne de Bismarck, le public actuel du Français rit de gags d’ado, l’auteur touchant alors à l’universali­té, ce qu’aucune forme de censure – qu’il subit vingt ans – ne peut altérer.

La troupe s’empare du texte intégral sur une mise en scène fine de Clément Hervieu-Léger qui s’ingénie à rapprocher deux flux. Une noirceur d’ensemble, soutenue par une scénograph­ie modulable sombre, des costumes aux coloris éteints et des lumières peu frontales allant du doux au lugubre –costumes et lumières signés Caroline de Vivaise et Bertrand Couderc, eux aussi fidèles de Chéreau, dont l’ombre plane sur le spectacle. Et dans ce bain de tristesse vient bouillonne­r la furia du mouvement, la vie débordante enfantine en recherche d’expérience. Courses, parties de foot, on ne s’allonge ici que pour se relever immédiatem­ent, on mange l’objet du désir masturbato­ire (une photo), on dévore le raisin… Ou alors on bascule dans l’univers adulte, avec ses raisonneme­nts ineptes sur les fermetures de fenêtres et sa rigidité formelle, ampoulée, empesée. Les 23 comédiens de cette saga de l’intime se partagent l’un ou l’autre camp, les héros étant saisis en zone frontière. C’est là que se jouent les grandes expérience­s. Elles sont racontées en ce qui concerne Moritz (Christophe Montenez), secoué de tics, rappelant Claude Rich, qui met de beaux sourires sur l’histoire de ses échecs. Elles sont vécues pour le couple Wendla (Georgia Scalliet) et Melchior (Sébastien Pouderoux). Le temps d’une scène fascinante où toutes les intentions se transforme­nt, ils démontent certains mécanismes sadomasoch­istes avec une aisance gamine.

A la fin de Lulu, du même Wedekind, Jack l’Eventreur achève la pièce à coups de scalpel : il sait ce qu’il veut, la mort. Cet Eveil, après beaucoup d’hésitation, décide de vivre, mais sans célébratio­n, entouré d’amertume et de fantômes, «qui se réchauffen­t à la pourriture et sourient».

GUILLAUME TION

L’ÉVEIL DU PRINTEMPS de FRANK WEDEKIND m.s. Clément Hervieu-Léger Jusqu’au 8 juillet à la Comédie-Française.

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PHOTO AGATHE POUPENEY Clotilde de Bayser et Eric Génovèse en parents dépassés.

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