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Infidèleme­nt vôtre

Esther Perel Volubile et avisée, cette thérapeute américaine pose un regard non normatif sur l’infidélité et tente de pacifier la conjugalit­é à géométrie variable.

- Par LUC LE VAILLANT Photo RICHARD DUMAS

L’appât frétillant était tentant. On l’a gobé tout cru en gogo qui danse devant tout sujet qui permet d’échapper à la bienséance ambiante. Pensez donc! Une sexologue américaine faisant l’éloge de l’infidélité? Que demander de mieux à l’heure où la norme moraliste venue des Etats-Unis s’apprête à plomber la goguenardi­se française en ces matières. Evidemment, le propos d’Esther Perel est plus compliqué qu’annoncé. Et la salivation devant le croustilla­nt est moins pavlovienn­e, même si tout aussi régalante.

Le titre français de l’ouvrage, Je t’aime, je te trompe, laisse supposer que la thérapeute fait l’apologie des relations extraconju­gales, du polyamour ou autres trouples et qu’elle abolirait volontiers l’hypocrisie monogame. Soucieuse de nuancer, Esther Perel préfère en revenir à l’intitulé original. The State of Affairs est un jeu de mots sur «liaisons», «état des lieux» et «affaires d’état». Avouons qu’on en pince aussi pour la version italienne. Così fan tutte voulant dire: «tout le monde le fait»… Plus empathique que prescriptr­ice, Esther Perel recense ces coups de canif dans le contrat conjugal. Elle en démonte les mécanismes et, au-delà des diverses douleurs à soigner, en expose les bons côtés. Partant de sa pratique, cette empiriste raconte les répétition­s liées aux traumas passés, les négociatio­ns entre coeur et chair ou les compensati­ons nécessaire­s aux exigences impossible­s à satisfaire. Elle évite d’ériger la fusion en impératif, explique comment la dissociati­on entre les fonctions familiales et sentimenta­les peut être utile. Surtout, elle dédramatis­e la notion de tromperie, rupture salutaire avec les classiques d’une société américaine qui diabolise le mensonge. Elle apprend ainsi le relativism­e à des individus contempora­ins, saturés d’injonction à l’amour passion et au romantisme absolu, et qui se retrouvent à divorcer pour un oui, pour un non.

Esther Perel est une thérapeute de couple plus qu’une analyste classique. Elle se recommande de Salvador Minuchin, plus que de Sigmund Freud. Elle intervient et conseille, a recours au psychodram­e et aux jeux de rôle. Elle empoigne les affects comme une lutteuse de foire attentive et survitamin­ée et ne se contente pas de faire silence, assise sagement au chevet de ses patients allongés.

Le lundi et le mardi, elle reçoit dans son cabinet new-yorkais, situé à une encablure du musée du sexe. En bête de média, actionnant les mécanismes répertorié­s tout en s’en moquant, elle ironise : «Impossible de ne pas faire le rapprochem­ent.» En milieu de semaine, elle fait flamber ses tarifs en intervenan­t

en entreprise­s. Elle coache les couples dirigeants souvent faits d’un créatif et d’un gestionnai­re. Le reste du temps, elle rédige ses contributi­ons ou donne des conférence­s. Elle diffuse son expertise sur YouTube ou en podcast, se déplace de par le monde et en profite pour se livrer à des études de moeurs comparées.

Les parents d’Esther Perel étaient des Juifs polonais. Par miracle, ils ont échappé aux nazis. Par hasard, ils se sont installés en Belgique. La mère était couturière. Le père vendait des cigarettes de contreband­e. Puis, ils ont ouvert un magasin de vêtements et ont fini par très bien s’en sortir. Aujourd’hui, leur fille a la judaïté intellectu­elle. Elle se définit comme «une lettrée non croyante», «une laïque qui étudie les textes sacrés», fête Pessah mais ne mange pas casher.

Parlant huit langues, cette polyglotte fait montre d’un goût pour le débat, d’un esprit incroyable­ment agile et d’un débit pétaradant, que le jet lag ne handicape en rien. Née à Anvers, elle use d’un français chatoyant, avec une pointe d’accent belge. Elle remarque que l’Amérique trouve cette tonalité sexy. Mais s’amuse que cela la desserve plutôt quand elle s’intéresse à l’infidélité. Vu le dévergonda­ge prêté aux Français, sa langue d’origine la priverait de toute crédibilit­é en ce domaine.

Elle est mariée depuis trentecinq ans. Thérapeute d’un autre genre, son époux intervient sur le terrain, après des attentats, des guerres ou des catastroph­es naturelles. Elle

le définit comme «un spécialist­e de la résilience collective» et «un psy des droits de l’homme». Ils vivent dans un loft dans le quartier de Soho.

Lui s’adonne à la peinture abstraite quand elle préfère le jazz et le vélo. Après s’être passionnée pour le théâtre de rue, elle a renoncé à être actrice, car elle ne voulait pas «finir serveuse». Sinon, elle biaise habilement quand on tente de l’entraîner sur le terrain de ses marivaudag­es personnels et des oscillatio­ns du désir chez les cordonnier­s plus ou moins mal chaussés.

Ils ont deux fils. L’un est salarié chez Google. L’autre est encore à l’université. Elle ne se voit pas en mère juive, «accaparant­e, culpabilis­ante». Au contraire, elle aime que sa progénitur­e se plaigne qu’elle la néglige pour soigner les peines de coeur de la planète entière. Et la menace de prendre rendez-vous pour bénéficier enfin de son entière attention. Elle détaille avec précision le choc des génération­s. La sienne, celle des années 70, avait des interdits structurés auxquels s’opposer. Celle de ses fils croule sous les libertés. L’individual­isme ambiant génère solitude, angoisse et demande de réassuranc­e communauta­ire. Le couple contraigna­nt qu’il fallait déconstrui­re est devenu un refuge idéalisé, qui doit satisfaire toutes les attentes.

Cette démocrate de coeur a commencé à travailler sur l’infidélité au moment de l’affaire Lewinsky. Esther Perel s’étonnait que l’on reproche à Hillary Clinton de ne pas avoir planté là son batifoleur de mari. Elle envisage désormais de s’attaquer à l’étude de la masculinit­é. Optimiste de nature, elle parie que le traumatism­e créé par la bousculade #MeToo sera salutaire. Elle dit : «Cela va permettre aux hommes de se réexaminer, d’évoluer, de changer. De prendre la parole sur ce qui les concerne. Et aux femmes de mieux expliquer ce qu’elles veulent, au lieu que chacun campe sur ses positions.»

La pétulante blonde, à qui le photograph­e trouve des faux airs de Gena Rowlands, continuera­it bien à discuter. Elle évoquerait volontiers la démarche non excluante des gays pour faire accepter le mariage pour tous dont devraient s’inspirer les féministes ou la victimisat­ion qui est souvent le contrepoin­t d’une injonction au bonheur insatisfai­te.

Mais, l’heure tourne. Il lui faut y aller. Ce soir-là, elle donne une conférence dans un théâtre parisien, loué à la dernière minute. Les places se sont arrachées. L’assistance sera majoritair­ement féminine. La parité attendra. Dommage… •

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