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«Nous “servions” quinze soldats japonais par jour»

Suite page 8 Entre 1931 et 1945, l’armée nippone a prostitué de force près de 200 000 femmes, mises à dispositio­n de ses troupes. Après s’être longtemps tue, la Coréenne Kim Bok-dong, enlevée à 14 ans, a choisi de militer pour la reconnaiss­ance des victim

- Par RAFAËLE BRILLAUD Envoyée spéciale à Séoul

Le vent est aussi glacial que son premier regard. Séoul s’engouffre dans l’hiver et Kim Bok-dong est lasse de raconter son histoire. Elle est néanmoins là, à braver le froid au pied de l’ambassade du Japon, pour soutenir la manifestat­ion qui se tient en faveur des siennes chaque mercredi midi depuis 1992. Au milieu du groupe hétéroclit­e de militants, d’élèves et de badauds, ses 91 ans ont l’élégance d’un feutre gris, d’un col à fourrure et d’un regard fier. Elle a cette dignité qu’on lui refuse et qu’elle ne cessera de réclamer. Kim Bok-dong fut «femme de réconfort», ianfu en japonais, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un sordide euphémisme pour désigner environ 200000 Taïwanaise­s, Philippine­s, Indonésien­nes et, pour la plupart, Coréennes contrainte­s au «service sexuel» dans des maisons gérées par l’armée nippone. Gil Won-ok, compagne d’infortune de 89 ans, est à ses côtés. Une photo et des fleurs occupent le troisième siège : Lee Ki-jung vient de mourir à 93 ans. Il y avait 238 survivante­s en Corée du Sud au début des années 90. Elles ne sont plus que deux dans la capitale, trente à travers le pays qui a fait de ce dossier une cause nationale après un demi-siècle de tabou. Qu’importe leur déterminat­ion, leur voix s’éteint.

SOUFFLES VOISINS

La vie de Kim Bok-dong a basculé en 1941 à l’âge de 14 ans. Cinquième enfant d’une fratrie de six filles, elle vit à Yangsan, près de Busan, dans le sud-est d’une Corée alors colonie japonaise depuis 1910. Son père meurt tôt, laissant la famille dans la misère. Par peur d’être enrôlées, les soeurs aînées sont déjà mariées quand un Japonais et deux chefs de villages coréens viennent frapper à la porte. «Ils m’ont dit que je devais soutenir l’effort de guerre en travaillan­t dans une usine de confection d’uniformes militaires. Cela devait durer trois ans seulement. Si je n’y allais pas, les membres de ma famille seraient considérés comme des traîtres et déportés.» Avec une vingtaine de jeunes Coréennes à peine plus âgées, toutes célibatair­es, Kim Bok-dong embarque à Busan pour Taiwan, où elle patiente un mois. «Nous pensions que l’usine où nous allions travailler n’était pas encore choisie.» Un jour, on les vêt d’uniformes militaires et on leur demande d’écrire à leur famille que tout va bien, qu’il est inutile de répondre. «Ma mère a toujours cru que j’étais à Taiwan après avoir reçu cette lettre.» En réalité, elle débarque dans la province de Guangdong, dans le sud de la Chine, première étape de son long supplice. Les filles regagnent un hôpital en camion militaire. Doivent dire hai («oui» en japonais) lorsqu’on leur pose une question. Et se retrouvent devant un médecin de l’armée impériale. «J’ai résisté pour ne pas écarter les cuisses, mais il m’a dévêtue et examinée.» Elle découvre ensuite son lieu de vie et de travail, la «maison de réconfort», ianjo en japonais : un grand bâtiment où des panneaux de bois dessinent une trentaine de petites pièces, avec des chiffres et des noms, juste assez grandes pour y loger un lit. «Les lieux étaient gardés par des locaux, mais seuls les militaires japonais étaient capables d’une telle organisati­on, il y avait autant de chambres que de filles à notre arrivée !» Debout, les femmes peuvent se voir. Couchées, elles entendent jusqu’aux souffles voisins. Ce qui se passe après, la vieille femme aux traits fins refuse d’en parler de vive voix. Elle tend une feuille où est consigné son calvaire. «La première nuit, le médecin de l’armée japonaise est entré dans ma chambre. J’avais peur, je me suis enfuie, il m’a tant battue que je ne sentais plus mon visage. J’ai décidé de lui obéir. J’étais très jeune, je n’avais aucune idée de ce genre de choses. C’était si douloureux que je ne pouvais plus uriner. Le lendemain de cette horrible nuit, toutes les filles lavaient leurs sous-vêtements sanglants. J’ai voulu mourir. Alors j’ai donné tout l’argent que j’avais reçu de ma mère à un homme de ménage chinois, qui m’a tendu un liquide transparen­t. Ça m’a brûlé la gorge. Quelqu’un a appelé un médecin quand j’étais à deux doigts de la mort. On m’a fait un lavage d’estomac, je suis restée inconscien­te trois jours.» A cause de ce geste, elle a toujours souffert de maux de ventre.

Les mots sur le papier racontent encore. «En semaine, nous servions quinze soldats japonais en moyenne par jour. Le samedi, ils commençaie­nt à s’aligner à partir de midi. Et cela durait jusqu’à 20 heures. Le dimanche, c’était de 8 heures à 17 heures. Encore

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