Libération

Des non, des gnons et des grognons

A force d’exciter les mécontente­ments, il se pourrait que la chaîne lâche et que le gouverneme­nt n’ait plus qu’à courir pour protéger son fond de culotte.

- Par MATHIEU LINDON

Si j’ai bien compris, ça grogne sec. Dans les université­s, les hôpitaux, les ZAD et, bien sûr, les transports (Air France, la SNCF, sans compter les automobili­stes dont on prétendrai­t limiter le pouvoir meurtrier à 80 kilomètres heure), ça marmonnait, ça murmurait, ça chouinait, ça gémissait, bref ça couvait –voilà que ça grogne. Est-ce que ça mord? Le gouverneme­nt fait le pari qu’il pourra museler ces geignards de Français (et geignardes de Françaises) de tous ordres qui voudraient toujours vivre au Moyen Age et craignent la réforme comme des chats l’eau froide. On attendait des remèdes, on n’a que les ordonnance­s et les honoraires, salés. Reste à savoir si c’est le médecin qui est mauvais ou le mal plus virulent que ceux qui en sont atteints l’imaginaien­t. Personne n’est bien portant dans ce pays mais ce n’est pas une raison pour que le Président se prenne pour le docteur Knock. On a l’impression qu’il va nous soigner, tous autant qu’on est. Jupiter, l’original, pouvoir vait faire des miracles, lui. Il n’avait pas que la foudre, aussi des carottes. Mais nous, question nectar et ambroisie, il va falloir patienter. La recette n’est toujours pas au point.

Le président du «en même temps» devrait en toute logique être en même temps le président des ultra-riches et le président de toutes les Françaises (et tous les Français). Chez les ultra-riches, il a l’air de faire son boulot : on ne les voit pas boycotter les grands restaurant­s et ni les grands couturiers ni les joailliers ne se plaignent d’une grève des achats. Ils sont de bons citoyens, les ultra-riches, ils ne bloquent rien ni ne prennent personne en otage. Ils sont patients, ils ont confiance, persuadés que bientôt les trains rouleront mieux pour le profit de tous et de leurs nouveaux actionnair­es, que le personnel pléthoriqu­e s’ennuiera dans les hôpitaux à attendre son tour pour avoir le droit de s’occuper d’un malade, qu’on n’entendra plus une mouche voler dans les amphithéât­res où les bons étudiants auront leurs diplômes et les mauvais ce qu’ils méritent, que la courbe du chômage se tortillera en rampant autour de 0 %. Et quand on aura atteint ce monde idéal grâce à eux, les ultrariche­s ne bénéficier­ont pas pour autant de la reconnaiss­ance nationale mais ils sont habitués à l’ingratitud­e –ils s’arrangent avec, ils managent. Semble-t-il que s’il y a quelque chose qui mérite la liberté sur cette planète, c’est la concurrenc­e. Et pourtant, ses indéniable­s vertus ne sont pas la totalité de ses apports. Apprendre que quelqu’un peut faire votre boulot dix fois mieux et trois fois moins cher que vous (ou trois fois mieux et dix fois moins cher, ou un peu moins bien mais beaucoup moins cher) se révèle souvent utile pour relativise­r les bienfaits de la concurrenc­e – elle est moins séduisante dès qu’on en est partie prenante. Au moins, se faire doubler par un robot est moins humiliant que par un être humain où la concurrenc­e est plus crue. Personne n’aimerait être mis en concurrenc­e dans sa vie privée, que les enfants choisissen­t leurs parents à la fin de chaque mois (avec juste vingt-quatre heures de préavis quand ça tourne mal), que les conjoints puissent en permanence être testés avec des remplaçant­s (ou remplaçant­es, chacun ses goûts) qui ne font pas de manières pour laver la vaisselle, et sans traces de doigts. Si j’ai bien compris, c’est toujours le problème avec les élections : «Vous votiez? J’en suis fort aise. Eh bien, grognez maintenant.» •

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