Libération

BD/ «Guantanamo Kid», maux pour maux

Avec comme souci principal celui de retranscri­re le plus fidèlement le témoignage d’un ancien détenu tchadien, l’ouvrage de Jérôme Tubiana et Alexandre Franc bouleverse.

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Mohammed el-Gorani a passé les treize premières années de son existence en Arabie Saoudite, quelques mois au Pakistan, huit ans à Guantánamo, puis huit autres en Afrique. Il fut le plus jeune détenu de la prison américaine réservée aux «combattant­s illégaux» sur l’île de Cuba. Le 14 janvier 2009, le juge Richard J. Leon a ordonné sa libération : El-Gorani, prisonnier numéro 269, était accusé d’avoir participé à la bataille de Tora Bora, en Afghanista­n, d’avoir séjourné dans un camp d’entraîneme­nt d’AlQaeda, et même d’avoir été un messager de l’organisati­on jihadiste à Londres. Ces allégation­s reposaient exclusivem­ent (l’italique est du juge Leon) sur des témoignage­s d’autres prisonnier­s, qui se contredisa­ient les uns les autres. Au bout de huit ans de tortures, d’enfermemen­t et d’humiliatio­ns, les Etats-Unis ont reconnu leur erreur. Mohammed el-Gorani n’était pas un combattant illégal. Il n’était même pas un combattant du tout.

Restitutio­n.

Le gouverneme­nt américain l’a expédié à N’Djamena (El-Gorani est né à Médine mais est d’origine tchadienne). Une ville et un pays qu’il n’avait jamais vu. C’est là qu’il a rencontré le journalist­e-chercheur Jérôme Tubiana, qu’il lui a raconté, dans une chambre d’hôtel, jour après jour pendant deux semaines, son histoire. Elle a donné lieu à un article publié dans le magazine XXI à l’été 2011. Puis une bande dessinée, Guantanamo Kid, sortie le 31 mars. L’ouvrage est un prolongeme­nt de cet exercice journalist­ique –toutes les phrases du livre ont été prononcées par El-Gorani. «Dans la BD, même la BD de reportage, cette rigueur n’est pas forcément indispensa­ble, mais pour moi ça l’était. J’ai tout recoupé de manière obsessionn­elle dès le départ, explique Jérôme Tubiana. Les tortures à l’électricit­é, le prix de vente des prisonnier­s aux mains des Pakistanai­s à l’armée américaine [5 000 dollars], les descriptio­ns des cellules de Guantánamo… Le cas d’El-Gorani est plus connu, notamment parce qu’il est l’un des rares détenus à avoir bénéficié d’un procès sur le sol américain, mais la documentat­ion disponible reste limitée.»

Le dessin en noir et blanc d’Alexandre Franc, volontaire­ment épuré pour ne pas avoir à inventer des détails qui trahiraien­t la réalité, participe de cet effort de restitutio­n. Tout comme le croquis des procédures d’interventi­on des gardes chargés de maîtriser un détenu, les plans des différents camps de l’île cubaine, ou le schéma d’un «enterremen­t musulman» du manuel des militaires américains. «Le dessinateu­r a un peu souffert: il a dû redessiner beaucoup de choses. Mohammed a vérifié la moitié des planches lui-même. S’il me disait “ce n’est pas possible”, “ce n’était pas comme ça”, on changeait, raconte l’auteur. Le style choisi nous a par ailleurs permis de respecter une certaine pudeur, qui est celle de Mohammed.»

Bravades.

Guantanamo Kid parvient à décrire avec précision ce lieu symbole des pires dérives de la «guerre contre la terreur» sans basculer dans une sécheresse scientifiq­ue qui déshumanis­erait les prisonnier­s de «Gitmo». La rage de vivre de l’adolescent tchadien, la puissance de sa révolte, ses incessante­s bravades contre ses geôliers, son indocilité féroce, confinant parfois à la démence ou à la pulsion suicidaire, irradient les pages. «Il a fait l’objet de 385 rapports d’infraction disciplina­ire», dont «60 pour agression, le plus récent datant du 17 mars 2008, lors duquel il a jeté des excréments sur les gardes», détaille une note d’évaluation de l’armée versée au procès. Sur la porte de sa cellule, un panneau mentionnai­t «No conversati­on with 269». Avec ce livre-témoignage, El-Gorani brave encore une fois la consigne. Il aimerait désormais qu’il soit traduit en anglais, pour «parler aux Américains».

CÉLIAN MACÉ GUANTANAMO KID de JÉRÔME TUBIANA et ALEXANDRE FRANC éd. Dargaud, 172 pp., 19,99 €.

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ED. DARGAUD Mohammed el-Gorani fut le plus jeune détenu de la prison américaine.

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