Etrangeté
Les procureurs distraits de la modernité croient que l’économie de marché uniformise tout, cultures, paysages et modes de vie, que les peuples se fondront bientôt en une masse anonyme et sans racines, irrationnelle et désincarnée. Rien n’est plus faux. Quoi de plus exotique, pour nous autres Européens, que la société américaine ? On croit la connaître parce qu’on regarde des séries, qu’on porte des jeans et qu’on admire la littérature, la musique ou le cinéma des Etats-Unis. On croit l’imiter parce que les mots anglais prolifèrent, que les entreprises yankees dominent les marchés et que les modes souvent viennent d’outre-Atlantique. Mais le système judiciaire américain est obscur, l’omniprésence de la religion unique dans les démocraties, la liberté d’expression totale, la vie politique byzantine, les moeurs libres et prudes à la fois, les villes construites avec les pauvres au milieu et les riches dans les faubourgs. Et surtout, le système social est bien trop dur pour les coutumes européennes d’équilibre et de protection étatique. Un pays où l’espérance de vie, plus basse qu’en Europe, se met à reculer, où on s’entretue bien plus qu’ailleurs, où l’immense richesse côtoie une pauvreté sinistre, où l’on conteste Darwin et où un président porté au pouvoir ne croit pas au changement climatique, est-il tout à fait civilisé ? Il le croit, avec un patriotisme candide mais aussi trop souvent dédaigneux, tel que l’a exprimé avec sa délicatesse légendaire Donald Trump, qui fustige les «shithole countries», ces nations peigne-cul qui contrarient la politique américaine, expression fort imagée qu’on hésite à traduire. C’est pour lui retourner le compliment, mais surtout pour faire mieux comprendre l’étrangeté américaine, que nous avons composé ce numéro spécial. Non pour équilibrer l’insulte trumpienne. Nous avons trop de respect pour l’Amérique qu’on aime, celle des troupes libératrices de 1944, de Lincoln, de Franklin Roosevelt, de Martin Luther King, de Bob Dylan et de Steve Jobs, trop de considération pour cet attachement à la liberté que montre le peuple américain, même s’il l’oublie souvent en politique extérieure et laisse ses institutions à la merci d’une phalange de milliardaires. Mais pour plonger au coeur de la démocratie américaine, intransigeante et ploutocratique, idéaliste et inégalitaire, créative et conformiste, si ouverte aux entreprenants et si dure aux laissés pour compte. Un pays qui dessine un avenir qui nous fascine, mais qu’en Europe, nous voulons différent. •