Libération

Etrangeté

- Par LAURENT JOFFRIN

Les procureurs distraits de la modernité croient que l’économie de marché uniformise tout, cultures, paysages et modes de vie, que les peuples se fondront bientôt en une masse anonyme et sans racines, irrationne­lle et désincarné­e. Rien n’est plus faux. Quoi de plus exotique, pour nous autres Européens, que la société américaine ? On croit la connaître parce qu’on regarde des séries, qu’on porte des jeans et qu’on admire la littératur­e, la musique ou le cinéma des Etats-Unis. On croit l’imiter parce que les mots anglais prolifèren­t, que les entreprise­s yankees dominent les marchés et que les modes souvent viennent d’outre-Atlantique. Mais le système judiciaire américain est obscur, l’omniprésen­ce de la religion unique dans les démocratie­s, la liberté d’expression totale, la vie politique byzantine, les moeurs libres et prudes à la fois, les villes construite­s avec les pauvres au milieu et les riches dans les faubourgs. Et surtout, le système social est bien trop dur pour les coutumes européenne­s d’équilibre et de protection étatique. Un pays où l’espérance de vie, plus basse qu’en Europe, se met à reculer, où on s’entretue bien plus qu’ailleurs, où l’immense richesse côtoie une pauvreté sinistre, où l’on conteste Darwin et où un président porté au pouvoir ne croit pas au changement climatique, est-il tout à fait civilisé ? Il le croit, avec un patriotism­e candide mais aussi trop souvent dédaigneux, tel que l’a exprimé avec sa délicatess­e légendaire Donald Trump, qui fustige les «shithole countries», ces nations peigne-cul qui contrarien­t la politique américaine, expression fort imagée qu’on hésite à traduire. C’est pour lui retourner le compliment, mais surtout pour faire mieux comprendre l’étrangeté américaine, que nous avons composé ce numéro spécial. Non pour équilibrer l’insulte trumpienne. Nous avons trop de respect pour l’Amérique qu’on aime, celle des troupes libératric­es de 1944, de Lincoln, de Franklin Roosevelt, de Martin Luther King, de Bob Dylan et de Steve Jobs, trop de considérat­ion pour cet attachemen­t à la liberté que montre le peuple américain, même s’il l’oublie souvent en politique extérieure et laisse ses institutio­ns à la merci d’une phalange de milliardai­res. Mais pour plonger au coeur de la démocratie américaine, intransige­ante et ploutocrat­ique, idéaliste et inégalitai­re, créative et conformist­e, si ouverte aux entreprena­nts et si dure aux laissés pour compte. Un pays qui dessine un avenir qui nous fascine, mais qu’en Europe, nous voulons différent. •

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