Libération

Un système carcéral violent et inégalitai­re

Depuis la «guerre contre la drogue» initiée par Nixon, les Etats-Unis connaissen­t une augmentati­on spectacula­ire du nombre de peines, le plus souvent à l’encontre des Noirs.

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elle se faisait voler. Mais ces expérience­s sont loin d’être celles qui l’ont le plus traumatisé­e. Un jour, Kathy Morse a été violée sous la douche par quatre autres personnes détenues. Elle était incarcérée au Centre Rose M. Singer, le quartier des femmes, où, en 2017, plusieurs cas de viols filmés par des caméras de surveillan­ce et non signalés par les gardiens ont éclaté. Kathy n’en dira pas plus. «Je n’ai pas rapporté mon agression. Ça ne m’aurait pas aidée. Au contraire, ça aurait été pire», lâchet-elle, indiquant qu’elle craignait l’isolement, cette prison dans la prison.

Il en faut en effet peu pour être envoyé dans ces cellules de moins de 3 mètres sur 3 où l’on croupit vingt-trois heures par jour. «On a tendance à penser que cet endroit est rempli de types genre Hannibal Lecter, mais en cinq ans je n’en ai pas croisé un seul, explique Mary Buser. La grande majorité des gens sont là pour des actes non violents. C’est une méthode de management.» Une méthode cruelle, selon elle. «Quasiment tous les jours, on était appelé parce que quelqu’un se fracassait la tête sur la porte de sa cellule, s’enduisait d’excréments ou tenait des propos incohérent­s. J’ai aussi vu beaucoup de noeuds coulants fabriqués par les prisonnier­s. Ce n’était pas des cas isolés.» Force est de constater que Rikers marque durablemen­t ceux qui y séjournent. Pour Kathy Morse, «rien ne sera plus jamais comme avant»: «Je souffre de troubles post-traumatiqu­es. Les bruits de clés qui s’entrechoqu­ent, de portes qui claquent, cela m’angoisse.» Ismaël Nazario, père de deux petites filles, s’estime pour sa part «heureux» aujourd’hui . «La prison c’est la prison, ce n’est jamais agréable. Mais Rikers est une chute libre. Personne ne sait ce qu’il se passe. Ce que j’y ai appris, c’est que je ne veux pas y retourner.» •

Un prisonnier mort de soif après avoir été privé d’eau pendant une semaine à Milwaukee en 2016. Un autre, dans l’Etat du Mississipp­i, battu par des codétenus pendant quatorze minutes avant que les gardiens ne décident d’intervenir. Un troisième souffrant de schizophré­nie attaché nu à une chaise de contention pendant quarante-six heures dans une prison de Californie puis détaché et laissé à l’agonie sur le sol où il meurt quarante minutes plus tard d’une embolie pulmonaire, conséquenc­e de son immobilisa­tion prolongée. Ces épisodes tragiques, récurrents, et qui surviennen­t aussi bien dans des petites prisons locales que dans des établissem­ents pénitentia­ires géants comme celui de Rikers Island (lire ci-contre), dessinent un système carcéral américain brutal, violent et souvent inhumain.

Sept fois plus qu’en France.

Avec près de 2,3 millions de détenus, les Etats-Unis sont le leader mondial incontesté de l’incarcérat­ion. Le pays compte 5 % de la population mondiale mais près d’un quart de la population carcérale planétaire. «L’incarcérat­ion de masse est le problème social, économique et de droits humains le plus inquiétant de notre nation», estime le journalist­e Jeff Gerrit, qui a visité une cinquantai­ne de prisons américaine­s au cours de sa carrière et milite pour une vaste réforme pénitentia­ire. Fin 2016, selon les statistiqu­es officielle­s, le taux d’incarcérat­ion aux Etats-Unis s’élevait à 693 pour 100000 habitants. Plus du double du taux brésilien (307), sept fois plus qu’en France (101) et treize fois plus qu’en Suède (53). Ce fossé n’a pas toujours existé. «Depuis les années 60, le pays a connu une augmentati­on spectacula­ire des peines, à la fois en termes de nombre et de longueur», rappelle Dan Berger, de l’université de Washington et auteur de plusieurs livres sur le sujet.

Familles brisées.

La «guerre contre la drogue», lancée sous Nixon et poursuivie sous Clinton par des lois très répressive­s, a fait exploser la population carcérale. «La convergenc­e du racisme et de la criminalis­ation», ajoute Dan Berger, a fait des Noirs américains les principale­s victimes de cette politique ultrarépre­ssive qui n’a, selon plusieurs études, que très peu contribué à la baisse de la criminalit­é. Et a brisé familles et communauté­s, en envoyant en prison pour des décennies des jeunes Noirs condamnés parfois pour simple possession de drogue, sans fait de violence. Selon l’ONG The Sentencing Project, le taux d’incarcérat­ion des hommes noirs est près de six fois supérieur à celui des Blancs. Les Afro-Américains représente­nt 13 % de la population, mais près de 40 % des détenus du pays. Pour la première fois en trois décennies, le nombre de détenus a diminué sous Barack Obama, grâce à une réforme carcérale visant à plus de clémence. L’administra­tion Trump l’a annulée, réclamant au contraire aux juges l’applicatio­n systématiq­ue des peines planchers et des sanctions les plus sévères.

FRÉDÉRIC AUTRAN C’est en milliards de dollars le coût annuel pour les contribuab­les américains du système carcéral. Selon l’ONG Prison Policy Initiative, le coût réel pour la société serait bien plus élevé : 182 milliards, une fois inclus les coûts judiciaire­s et les dépenses des familles de détenus. Soit dix fois le budget de la Nasa et 1 % du PIB américain.

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T. MANTILLA Dane Vee, ex-détenu de Rikers Island, pose avec un chapelet et un miroir incassable, souvenirs de son incarcérat­ion.

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