Comme de nombreux jeunes Américains, cette trentenaire issue d’un milieu modeste a sollicité prêt sur prêt pour financer ses études. Aujourd’hui, son salaire suffit à peine à rembourser les intérêts.
Samantha, un master, 225 000 dollars de dettes
sent 15,6 % de moins par étudiant que les districts les mieux lotis, selon le ministère de l’Education. Avec des effets à long terme pour l’élève: des travaux du National Bureau of Economic Research montrent qu’une augmentation de 20% des financements pour un élève de condition modeste revient à lui permettre de faire une année d’étude de plus, et, une fois sur le marché du travail, lui promet un salaire supérieur de 25 %.
Un système qui «manque à ses devoirs»
«L’inégalité des chances tient dans ce cercle vicieux où s’imbriquent la pauvreté des parents, la mauvaise santé, souvent liée à l’insuffisance des soins médicaux, et les conditions de la scolarité qui ne prédisposent pas l’enfant à atteindre ce niveau de formation qui lui permettrait plus tard d’avoir un emploi stable, détaille
La dette étudiante américaine est devenue tellement terrifiante que l’un des rois du polar, John Grisham, en a fait la trame de son dernier thriller, The Rooster Bar, sorti à l’automne. «Je ne suis pas assez intelligent pour savoir ce qui va se passer avec cette crise, mais l’heure de vérité approche», disait-il dans une interview. Selon la Réserve fédérale, la dette étudiante s’élevait début 2018 à 1 490 milliards de dollars. Un chiffre en hausse de près de 500% par rapport à 2004 et presque équivalent au PIB de la Corée du Sud. Sur les 44 millions d’Américains devant rembourser un prêt étudiant, 11 % sont en retard ou en défaut de paiement. Ils n’étaient que 6 % en 2005.
Fardeau.
Le cas de Samantha Mangino, 30 ans, illustre l’envolée de cette bulle de la dette étudiante, qui inquiète fortement économistes et politiques. Après sept ans d’études dans trois universités, la jeune femme originaire de Virginie-Occidentale obtient en 2012 un master en travail social. Issue d’un milieu modeste, elle a dû tout emprunter : 155000 dollars via une vingtaine de prêts, certains Sylvia Ullmo. A cela s’ajoute un facteur racial puisque les écoles fréquentées par des enfants blancs en situation de pauvreté reçoivent localement en moyenne 32,4 % de plus que les écoles fréquentées par des non-blancs pauvres.» Pour l’économiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Peter Temin, auteur de The Vanishing Middle Class (2017), «les décisions politiques de la dernière génération ont bâti un système scolaire qui a fourché, avec d’un côté une école pour les Blancs des banlieues prospères, qui feront ensuite des études supérieures, et de l’autre, une école pour les minorités urbaines, menacées par le risque d’incarcération».
En 2013, sous la houlette du ministre de l’Education de Barack Obama, une commission publiait le rapport For each and every child («Pour chaque enfant»): «Notre système ne distribue pas les opportunités commission.
Privatisation massive
fédéraux, d’autres privés, à des taux allant de 4 à 14%. «Peu après l’obtention de mon diplôme, j’ai dû commencer à rembourser tous mes emprunts. J’étais censée payer environ 2 000 dollars par mois, presque autant que mon salaire d’alors.» Unique option: opter pour un plan de remboursement basé sur le revenu, une possibilité mise en place par l’administration Obama en 2009. Ses prêts sont fusionnés et rééchelonnés. «Mais je n’ai rien pu négocier, lâche-t-elle, etje me suis retrouvé avec un taux de 7,3 %.» Chaque mois depuis près de six ans, Samantha, qui gère des résidences pour adultes déficients à Pittsburgh (Pennsylvanie), rembourse scrupuleusement environ 470 dollars. Une mensualité qu’elle vient d’augmenter à 600 dollars. La somme a beau représenter près d’un cinquième de son salaire net, elle ne couvre même pas les intérêts de son prêt. Résultat : sa dette continue de croître. Fortement. Elle atteint aujourd’hui 225000 dollars et pourrait doubler d’ici cinq ans.
Dans la vie quotidienne, ce fardeau est lourd de conséquences : «Je fais attention à tout. Je ne voyage jamais. Jusqu’à l’an dernier, je n’ai pas pu avoir de voiture à mon nom car aucune banque ne voulait me faire un prêt.» Samantha et son fiancé vont se marier le 1er septembre, «en extérieur, dans un parc, avec un budget réduit au minimum.» relevait la Ces inégalités se font également sentir au sein d’un même Etat. Parfois, quelques kilomètres à peine séparent deux écoles, mais ce sont deux mondes parallèles, comme l’avait montré James E. Ryan, de l’université Harvard, dans Five Miles Away, A World Apart (2010). S’appuyant sur l’étude de cas de deux écoles de Virginie, près de Richmond, l’une urbaine et défavorisée, l’autre dans une banlieue riche, Le couple voudrait un enfant, «mais pour l’heure, c’est impossible. J’ai un salaire trop élevé pour recevoir des aides sociales mais trop bas pour payer la crèche». Optimiste, joviale, Samantha s’accroche à l’espoir de voir sa dette épongée un jour par le gouvernement. Un programme fédéral, mis en place en 2007, prévoit en effet l’effacement de la dette étudiante de toute personne ayant remboursé 120 mensualités et travaillé pendant dix ans dans un service public ou une organisation à but non lucratif. En théorie, Samantha devrait pouvoir en béDEnLéAfWiciAeR r 2022. «Sauf si d’ici là, Trump et les républicains annulent ce programme, comme ils ont plusieurs fois menacé de le faire. Dans ce cas, je resterai endettée jusqu’à ma mort.»
«Overdose».
Malgré l’angoisse et les difficultés, Samantha Mangino ne regrette rien. «Si j’étais restée en Virginie-Occidentale, je serais sûrement accroc aux opiacés comme mon frère ou morte d’une overdose comme beaucoup dans mon village.» Pour échapper à la misère, elle a dû en payer le prix. «J’adore mon job, j’aide les gens au quotidien, mais pour en arriver là, je n’ai pas eu d’autre choix que de passer par ce système chaotique et ultracapitaliste. J’imagine que c’est ce que coûte le rêve américain.» il montrait comment la situation géographique de l’école et la réussite scolaire sont inextricablement corrélées. «Notre système éducatif, traditionnellement vu comme l’outil essentiel pour remédier au fossé d’opportunités, reflète voire creuse encore les inégalités sociales existantes», écrivait-il. Le système scolaire public de bonne qualité, déterminant pour la mobilité sociale, a fait la prospérité des Etats-Unis au XXe siècle, avec chaque génération plus éduquée que la précédente. Mais la mécanique s’est enrayée, surtout pour les minorités. Le diagnostic n’est pourtant pas nouveau. Dès 1972, une commission mise sur pied par Richard Nixon appelait à une réforme de l’éducation, et reconnaissait, déjà, que l’argent n’était «pas collecté équitablement ou dépensé selon les besoins des élèves». Rebelote en 1983. En 2001 est voté le No FRÉDÉRIC AUTRAN, envoyé spécial à Pittsburgh Child Left Behind Act, où l’Etat fédéral s’investit plus dans le financement des écoles. Machine arrière avec le Every Student Succeeds Act (2015). Principaux freins aux réformes,les Etats républicains qui, dans un Congrès majoritairement de leur bord, font jalousement respecter leurs prérogatives scolaires face à l’Etat fédéral. L’administration en place risque fort de ne pas changer les choses. La réforme fiscale d’ampleur tant promise par Donald Trump et votée en décembre diminuera mécaniquement les recettes pour les services publics. Quant à l’actuelle ministre de l’Education, Betsy DeVos, sa réponse à la crise de l’école américaine se résume à la privatisation massive des établissements, comme elle l’a fait dans son Etat du Michigan. Les élèves y sont aujourd’hui parmi les plus faibles du pays. •