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«Seules la Russie ou l’Inde ont des évolutions d’inégalités comparable­s»

Pour Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’université de Berkeley, les disparités de richesses ont explosé depuis les années 80 et la mise en place d’un système de reproducti­on sociale qui annihile les idéaux méritocrat­iques.

- [1,06 million d’euros].

Professeur d’économie à l’université de Berkeley, en Californie, Gabriel Zucman est connu pour ses recherches sur les paradis fiscaux et la richesse cachée des nations. Il a participé à la rédaction du récent Rapport sur les inégalités mondiales dirigé par Thomas Piketty.

Comment se caractéris­ent les inégalités aux Etats-Unis ? Essentiell­ement par l’explosion des très hauts revenus et des patrimoine­s de grande valeur financière, qui s’apprécient de 4% à 6% par an depuis le début des années 80, et par une stagnation des revenus et des patrimoine­s pour une très grande partie de la population américaine. Si on compare dans le temps la part du revenu national gagnée par les 1% des Américains les plus riches, on constate qu’en 1980, ils gagnaient environ 10 % du revenu national total, contre 20 % aujourd’hui.

Ces 1% les plus riches ont donc multiplié par deux leur part du gâteau… Et c’est exactement l’inverse pour les 50 % des Américains qui touchent les plus bas revenus. Ils gagnaient 20 % du revenu national au début des années 80 contre à peine 12% aujourd’hui. Pour la moitié de la population des EtatsUnis, le revenu moyen avant impôts et transferts publics n’est que de 16 000 dollars [environ 13 000 euros, ndlr]. Alors que les 1 % qui ont la plus grosse part de richesse produite ont un revenu moyen avant impôts de 1,3 million de dollars

Ce faible montant n’évolue pas ?

Il n’a pas évolué depuis le début des années 80. On peut même dire qu’il y a eu 0% de croissance économique pour la moitié de la population depuis trentehuit ans.

Comment la richesse se divise-t-elle au sein de ce 1 % ?

Les 0,1 % gagnent aujourd’hui 6 millions de dollars par an, tandis que les 0,01 % affichent des revenus de 29 millions. Enfin, ceux qui appartienn­ent aux 0,001 % engrangent chacun 125 millions de dollars, composés de salaires et de revenus du capital… Comme en France, une grande partie du patrimoine correspond à de l’immobilier, à des actions, des obligation­s… Ce patrimoine est encore plus concentré que les revenus. Le «top 1%» de la population américaine possède près de 40 % du patrimoine national.

Ces inégalités sont-elles plus marquées que dans les autres pays riches? Oui. Il faut se tourner vers la Russie ou encore l’Inde pour trouver des évolutions d’inégalités comparable­s. Dans les années 60 ou 70, il y avait une assez grande égalité dans la répartitio­n des revenus et des patrimoine­s. Mais le triomphe de l’économie de marché a généré une montée des inégalités.

Comment s’explique cette rupture des années 80 ?

Dans les années 60, la distributi­on des salaires était plus égalitaire. Ce progrès était le fruit du New Deal de Roosevelt qui fut parachevé par le président Johnson, dont la politique sociale se traduit, en 1965, par la création de programme d’assurance santé (Medicaid et Medicare). C’est la naissance de l’Etat-providence… Mais avec l’élection de Reagan en 1981, et face à un essoufflem­ent de la croissance économique, une sorte de grande expériment­ation sociale va progressiv­ement être mise en place. Les très hauts revenus vont être fortement détaxés. Jusqu’aux années 60-70, les Etats-Unis avaient un taux d’imposition marginal de 90% pour les hauts revenus. Or ce taux va être ramené à 28 % en 1986. Dès lors, des changement­s de politiques publiques vont devenir systématiq­ues. Le salaire minimum, très élevé à la fin des années 70, est gelé. Le pouvoir des syndicats est laminé. L’accès à l’éducation supérieure change profondéme­nt : largement gratuite, elle devient inaccessib­le tant les frais d’inscriptio­n s’envolent. Sauf à s’endetter de façon risquée (lire page 16-17). Ce que nous vivons aujourd’hui est le fruit de ces choix des années 80.

Quelles leçons faut-il en tirer ?

C’est sans conteste celle qui a trait à la question fiscale. On voit la corrélatio­n entre la dégradatio­n sociale de ce pays et la forte baisse de la pression fiscale. Vouloir poursuivre une politique d’allégement des impôts pour les plus riches, comme l’envisage l’administra­tion Trump, ne peut qu’aggraver les inégalités après impôts.

Vous êtes très affirmatif…

Oui. Lorsque, sur fond de dérégulati­on à tout va, les taux d’imposition sont bas pour les hauts revenus, cela conduit à des comporteme­nts prédateurs. Cette baisse de la pression fiscale a créé les conditions d’un système où le moindre bien monétaire est activement recherché, même si c’est au détriment d’autres parties prenantes de la société. Pour le dire autrement, lorsque les très hauts revenus sont taxés à 90 %, il n’y a alors aucun intérêt monétaire à gagner des centaines de milliers de dollars en plus, car au-delà d’une certaine tranche d’imposition, le fisc les taxera à 90%. Aujourd’hui ce taux marginal supérieur est de 37%. C’est là la caractéris­tique d’un capitalism­e prédateur.

Quelles formes d’injustice génèrent les inégalités de revenus, de patrimoine et de baisse tendanciel­le de la pression fiscale ?

Cala entraîne d’autres formes d’inégalités. Ainsi, il y a, par exemple, une inégalité très forte d’accès à l’éducation supérieure. Les jeunes dont les parents sont dans les 1 % des revenus les plus élevés ont 100 % de chance de rejoindre les université­s. A l’opposé, les 10 % aux revenus les plus faibles ont 10% de chance de suivre des études supérieure­s. La corrélatio­n est parfaite entre le revenu des parents et la probabilit­é d’accès aux facs. Ce qui contribue fortement à la reproducti­on des inégalités sociales…

En contradict­ion avec les idéaux méritocrat­iques ?

Bien sûr. Les Etats-Unis se disent méritocrat­iques… C’est le fameux american dream : n’importe qui peut créer une start-up, devenir milliardai­re… Mais on voit concrèteme­nt que la mobilité sociale fait du surplace depuis des décennies, que pour intégrer l’université, mieux vaut être né dans une famille riche. On retrouve cette même injustice lorsqu’il faut se soigner. L’enrichisse­ment des uns au détriment des autres redessine le paysage urbain marqué par la ségrégatio­n monétaire et raciale. Pour plus de la moitié des Américains, le quotidien est difficile, dangereux et précaire. Bref, aux Etats-Unis, la famille dans laquelle on naît détermine de plus en plus notre existence. Les Américains parlent désormais de la «lottery birth». Recueilli par VITTORIO DE FILIPPIS

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PHOTO ANDREW LICHTENSTE­IN. CORBIS VIA GETTY IMAGES Lors du mouvement Occupy Wall Street, à New York, en octobre 2011.
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