Gaza pleure le «sacrifice de la jeunesse»
Les familles gazaouies affluent dans les hôpitaux, où près de 2 400 blessés par balles sont soignés. Si les proches louent le courage de leurs «martyrs», morts lundi pour la «Palestine éternelle», au total une soixantaine, certains critiquent la «Marche d
Au lendemain de la répression sanglante des Palestiniens massés à la frontière avec Israël, qui a déclenché une vague de condamnations internationales de l’Etat hébreu, reportage dans le territoire meurtri.
Le jour d’après, ce sont d’abord les tentes funéraires aux coins des rues dès l’aube. Il y a celle aperçue au centre de Gaza City, au pied d’un immeuble où reçoivent les dignitaires politiques de l’enclave : longue d’une vingtaine de mètres, flamboyante coiffe violette, drapeaux verts du Hamas claquant dans la brise de mer. Et puis il y a celle de la famille Al-Nafar, dans une rue de terre au nord-ouest de Gaza, avec sa simple bâche noire et ses deux rangées de chaises en plastique. Les hommes sont partis enterrer Imad, un maçon de 24 ans. Dans la pièce principale de cette modeste maison de parpaings nus, une cinquantaine de femmes, toutes silencieuses dans la chaleur étouffante.
Un seul cadre au mur : le photomontage d’un homme moustachu avec une fronde et un fusil automatique écrasant le croquis d’une jeep israélienne roulant dans le sang. «Un oncle mort durant la première intifada [1987-1993]», pointe Jamila, la mère endeuillée. Les yeux gonflés, elle déchiquette un mouchoir en papier. Cette fois-ci, c’est son fils. «A l’aube, il m’a dit “prie pour que je devienne martyr”.» Elle proclame qu’elle est fière que son voeu ait été exaucé. Que c’est le «prix à payer pour la Palestine». Imad répétait la même chose chaque vendredi depuis le début de la «Marche du retour», le 30 mars, dont il n’avait jamais raté un rassemblement. Tous les regards tournés vers elle, Jamila al-Nafar parle du retour dans la «patrie libérée», de la «Palestine éternelle» et des juifs «qui doivent rentrer dans leurs pays, en Europe», une litanie entendue à longueur de semaines le long de la frontière. Dans ce chagrin indicible, difficile de faire la part entre nationalisme sincère, passé de génération en génération, et discours dicté par la pression sociale.
«DU JAMAIS VU»
Un flot de brancards se répand sur les escaliers de l’hôpital Al-Shifa, le plus grand de Gaza. Il déborde au sens propre de blessés. De simples couvertures en laine recouvrent les jambes déchirées par les balles, laissant apercevoir compresses imbibées de sang et broches métalliques sortant des tibias. «Vu leurs blessures, ils auraient besoin de deux ou trois chirurgies supplémentaires, mais on a besoin de lits», explique Gabriel Salazar, le coordinateur local de la Croix-Rouge. En amont des rassemblements, le ministère de la Santé de Gaza avait comptabilisé exactement 2 243 lits dans ses hôpitaux. Lundi, 2400 Palestiniens ont été blessés, à balles réelles ou par les inhalations de gaz, qui ont coûté la vie à une fillette de 8 mois.
A l’étage d’orthopédie, les chirurgiens font des ablutions, autant pour une courte prière que pour rester en éveil, après une nuit au bloc, souvent sur trois patients en simultané. «Hier, nos équipes, qui ont tout connu ici, avaient l’impression de revivre la guerre de 2014, témoigne Marie-Elisabeth Ingres, la cheffe de la mission de Médecins sans frontières (MSF) dans l’enclave. A l’hôpital Al-Aqsa, ils ont reçu 300 patients en quatre heures, du jamais vu. On a dû opérer dans les couloirs.» Il y a un mois, ses équipes avaient constaté «des blessures inhabituelles», principalement aux genoux, visés sciemment par les snipers israéliens, causant «un niveau extrême de destruction des tissus et des os, et des orifices de sortie de balles démesurés, qui peuvent avoir la taille d’un poing». Une vingtaine de jeunes Gazaouis avaient dû être amputés, et Mahmoud Abbas, le président palestinien, s’est alarmé de l’émergence d’une «génération de handicapés».
CONSIGNES DE TIR
Selon MSF, les blessures de la veille sont réparties bien plus fréquemment sur le reste du corps des ma-
nifestants, laissant penser un changement dans les consignes de tir de Tsahal, l’armée israélienne. Dans les chambres communes de l’hôpital Al-Shifa, on se bouscule. Entourés de leurs proches, les malades font bonne figure, masquant la douleur et proclamant, eux aussi,
leur fierté. «Je vais boiter toute ma vie maintenant, mais peu importe,
c’est pour la Palestine», jure Bassem, 23 ans, du camp de réfugiés de Nuseirat, au centre de la bande de Gaza. Il dit avoir été touché en transportant un blessé vers une ambulance. Son voisin de lit, Soubhi, 25 ans, faisait rouler des pneus enflammés vers la frontière quand soudain, il n’a plus senti sa jambe. Lui aussi assure qu’il n’a aucun regret. Sa vie d’avant se résumait à mendier quelques shekels au souk. Il est peu probable qu’elle s’améliore, mais sa blessure, il le sait, lui confère désormais un certain statut dans une enclave marquée par des décennies de culture martyrologique. «Une blessure vous donne le respect de la communauté car elle vous connecte dans votre chair à la lutte palestinienne, remarque Hasan Zeyada, un psychologue gazaoui qui a perdu trois frères et sa mère dans la guerre de 2014. S’inscrire dans cette histoire aide à supporter les conditions de vie déplorables.»
«NOS TERRES»
Il voit la marche du retour comme une forme d’«empowerment» pour une génération perdue. A Gaza, les trois quarts de la population ont moins de 25 ans, et le taux de chômage y est le plus élevé du monde, tutoyant les 50 % de la population active. Et plus encore chez les jeunes diplômés. Environ 90% d’entre eux ne sont jamais sortis de l’enclave et ne connaissent que ces quarante kilomètres de côte labourés par les guerres. Tout au long des sept semaines de la «Marche du retour», ce sont ces shebabs («jeunes») sans espoir ni avenir, qui ont défié la mort, avec leurs armes bricolées, dérisoires (lance-pierres et cerfs-volants Molotov), pendant que la majorité des participants restaient à l’arrière. Malgré les risques, ils ont eu «l’impression d’agir, ne pas être une simple victime de l’occupant, surtout qu’ils avaient le droit international de leur côté», assure Zeyada.
Dans une chambre d’Al-Shifa réservée aux femmes, une lycéenne se tord de douleurs. Sa grand-mère remet son voile en place. Les larmes coulent sur les joues
de Naïma, touchée, dit-elle, par un «éclat de métal» derrière le crâne. Elle s’est approchée des barbelés pour «rappeler aux Israéliens qu’ils sont sur nos terres», dit-elle. Cela valait-il de risquer sa vie ? «Oui, répond la matriarche, à la place de l’ado. Le sacrifice de la jeunesse nous rend notre honneur, et leurs enfants feront de même s’il le faut, Inch Allah.» «Cette génération, elle n’a quasiment pour ainsi dire connu que le siège», souligne doctement Basem Naïm, haut responsable du Hamas. Il fait référence au blocus israéloégyptien en place depuis l’arrivée au pouvoir du mouvement islamiste en 2007, d’abord par les urnes puis la force.
«Soixante Palestiniens ne sont pas “morts”, ils ont été tués. Par des Israéliens. Le martyr de ces enfants innocents est leur entière faute», martèle-t-il, refusant toute part de responsabilité dans l’hécatombe. Même si les dirigeants du mouvement ont appelé tout au long de la journée les participants à la «marche» à cisailler et franchir la clôture après des jours de surenchères belliqueuses contre les habitants des kibboutz de l’autre côté de la frontière, fournissant une justification aux consignes létales de l’armée israélienne.
«LEADERS MERDIQUES»
Yasmin (1) refuse de donner son vrai prénom dès qu’il s’agit de parler politique. C’est une jeune entrepreneure de 23 ans d’une famille gazaouie aisée. Elle tient un site de vente en ligne de produits artisanaux confectionnés par des «femmes des camps de réfugiés dans le besoin». Elle ne s’est jamais rendue à la frontière durant la «marche du retour» : «Mon père ne l’aurait jamais permis, et, au début, je pensais qu’il s’agissait juste de gâcher l’énergie de notre peuple, juste pour satisfaire nos leaders merdiques.» Son frère, Ahmed (1), renchérit : «Ce mouvement, c’était quoi à part un suicide collectif ? A part donner l’occasion aux Israéliens de s’amuser en nous tirant comme des lapins ? La vie est trop précieuse pour la sacrifier pour un bout de barbelé.»
Cet ingénieur à l’anglais parfait refuse de voir dans la marche un mouvement populaire. Il assure qu’à la mosquée, on lui a fait passer un message clair : «Tu es avec la marche ou tu te tais», la preuve, selon lui, d’une manigance politicienne du Hamas.
Yasmin n’est pas d’accord : «Oui, le Hamas a profité de la “marche”, mais beaucoup de gens y ont trouvé l’occasion de pousser un cri.» Ceux, dit-elle, à qui on a tout pris : «La liberté de mouvement, l’électricité, l’eau potable, les maisons, leurs propres enfants même ! On ne peut pas les juger car personne ne peut leur donner d’alternative.» Et d’ajouter : «Parmi les femmes que j’aide, beaucoup sont allées à la marche. Et j’ai compris : plus que la mort, c’était l’impression de vivre libres qu’elles cherchaient en allant là-bas, juste un instant.» • (1) Les prénoms ont été modifiés.