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Les enfants perdus de Ceausescu

Sous la dictature et dans les années qui ont suivi la chute de Ceausescu, des milliers d’enfants ont dû être abandonnés. A l’heure où le pays compte rouvrir l’adoption internatio­nale, de nombreux Roumains élevés à l’étranger recherchen­t leurs origines.

- Par IRÈNE COSTELIAN Envoyée spéciale à Calarasi Photos IKONA MOLDOVA

Ils sont environ 30000 à avoir été adoptés par des familles occidental­es après la chute du dictateur roumain à la politique nataliste affirmée. Aujourd’hui adultes, certains essaient de retrouver leurs origines.

Dans sa petite maison en périphérie de Calarasi, dans le sud de la Roumanie, Afize Mustafa a les yeux rivés sur son téléphone. Elle attend l’appel de sa fille, Jessi, adoptée au Canada il y a vingt-huit ans, avec laquelle elle communique tous les jours par messagerie instantané­e depuis leurs retrouvail­les l’an dernier. A 42 ans, Afize se sent enfin une femme heureuse. «J’aime tellement ma fille. Quand je la regarde, je me vois en elle. Elle a tous mes travers, même ma passion pour les tatouages», confie la quadragéna­ire. Jessi est l’une des 30 000 enfants adoptés entre 1990 et 2001 par des couples occidentau­x. Si les autorités refusent de donner des chiffres, cette estimation a été faite par d’anciens employés de l’Office roumain des adoptions. Le sujet embarrasse car il révèle les traumatism­es laissés par le communisme. En 1966, le président Nicolae Ceausescu adopte un décret interdisan­t l’avortement, sous peine de prison. Des contrôles gynécologi­ques sont même instaurés dans les entreprise­s et la police secrète, la Securitate, veille à ce que personne ne contrevien­ne à la loi. Le but du régime est alors clair : accroître la natalité, car Ceausescu veut un pays fort et, pour lui, cela passe par une population nombreuse. Alors que les moyens de contracept­ion sont inexistant­s, beaucoup de femmes donnent naissance à des enfants non désirés.

NOURRITURE RATIONNÉE SOUS LE DICTATEUR

Certains seront abandonnés à la naissance, d’autant que dans la Roumanie de Ceausescu, élever un enfant est particuliè­rement compliqué : la nourriture est rationnée et les biens de première nécessité inexistant­s. La quasi-totalité de la production nationale est exportée pour rembourser la dette du pays au Fonds monétaire internatio­nal (FMI). Hantés par des décennies de répression, avec une éducation sexuelle sommaire et sans améliorati­on de leur niveau de vie, beaucoup vont continuer à abandonner leurs enfants après la chute de Ceausescu en 1989. Aujourd’hui, certains de ces en-

fants essayent de retrouver leurs origines, voire de créer des familles élargies. Dans cette partie pauvre de la Roumanie, où on ne mange pas tous les jours à sa faim, Afize partage sa maisonnett­e de Calarasi avec son fils, sa belle-fille et ses deux petits-enfants. En 1989, lorsqu’elle tombe enceinte, Afize n’a que 14 ans et ne pense pas abandonner sa fille, mais à 2 mois, l’enfant tombe malade et la mère adolescent­e doit se résigner lorsqu’une infirmière lui propose de faire adopter le nourrisson par une famille canadienne. «J’ai beaucoup prié pour la retrouver, mais au final, c’est elle qui m’a retrouvée», soutient Afize, les larmes aux yeux. Elevée à Kingston, en Ontario, Jessi Froud, la fille d’Afize, a toujours su qu’elle avait une mère en Roumanie, mais il a fallu un élément déclencheu­r pour que la jeune femme veuille la retrouver. «En 2017, j’ai perdu un ami proche et mon frère adoptif a eu son premier enfant, à peu près à la même époque. La douleur de la famille de mon ami et l’attachemen­t de ma belle-soeur pour son enfant m’ont fait penser à ma mère biologique», se souvient Jessi.

«LES GENS ME PRENAIENT POUR UN FOU»

Idem pour Andrei James Robertson, manager de 28 ans, qui vit à Invercargi­ll, en Nouvelle-Zélande. «En devenant mère, ma femme a pensé que ma mère biologique aimerait savoir que tout va bien pour moi. C’est ainsi que tout a commencé», affirme Andrei qui a retrouvé sa famille à Iasi, dans le nord de la Roumanie. Contrairem­ent à Jessi, la quête des origines d’Andrei a duré plusieurs années. Des Roumains de Nouvelle-Zélande à la police de Iasi, tout le monde s’est mobilisé pour lui venir en aide, sans succès. Finalement, comme Jessi, c’est grâce à la page Facebook «The never forgotten Romania children» qu’il a retrouvé sa mère. La page est alimentée par certains membres très actifs, à l’instar de Mircea Vleoanga, jeune entreprene­ur de Iasi qui, à ses heures perdues, se transforme en détective pour la bonne cause et a aidé Andrei. Par l’intermédia­ire du groupe Facebook «Tu es de Iasi si» dont il est le modérateur, Mircea a vu plusieurs histoires d’adoption internatio­nale se conclure par des retrouvail­les. Il se souvient de l’enquête effectuée pour retrouver la famille d’Andrei : «En recoupant les informatio­ns, j’ai retrouvé une de ses cousines, ainsi que sa tante.» Mais Mircea admet que cela n’a pas été facile de les convaincre du bien-fondé de sa démarche : «Les gens étaient suspicieux et me prenaient pour un fou. Ils se demandaien­t qui j’étais et ce que je voulais au juste. Ils ne pensaient pas que c’était pour de vrai», reconnaît-il. Mais tout s’est bien terminé pour Andrei qui a pu parler à sa mère quelques heures plus tard. «J’étais heureux et excité, mais aussi pris au dépourvu. J’avais perdu espoir après toutes ces années et tout d’un coup, ils étaient tous là : ma mère, ma soeur, ma grand-mère, un cousin… On a tout de suite eu une conversati­on via Messenger», se remémore Andrei, qui a déjà pris des billets d’avion pour voir sa famille en chair et en os en août.

Pour la psychothér­apeute Jeni Chiriac, la recherche des parents biologique­s est naturelle. «Il est important que la famille adoptive outrepasse ses propres craintes», avertit la spécialist­e. Mais pour elle, «il vaut mieux passer par un intermédia­ire, car toutes les parties en présence sont dans une situation de vulnérabil­ité. Les retrouvail­les ne sont pas que positives, il y a parfois des désillusio­ns. Il faut donc bien s’armer et bénéficier du soutien d’un profession­nel». Pour Jessi, c’est Brad Hayes, pasteur américain installé à Calarasi qui a joué ce rôle tampon. Il a aidé Jessi à établir un lien avec sa mère. Issue de la minorité turque du sud de la Roumanie, Afize n’a pas eu une vie facile, un passé que sa fille comprend. «Je prends ma mère comme elle est maintenant, sans regarder en arrière. Je sais que ma vie aurait été toute autre si j’avais grandi avec elle, comme mon frère biologique», soutient Jessi. Afize, quant à elle, oscille entre culpabilit­é et fierté. Si elle regrette de ne pas avoir vu grandir sa fille, la mère est consciente que la famille adoptive de Jessi a fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. «Jessi a été élevée dans une bonne famille, elle a reçu une bonne éducation et a fait des études. Je n’aurais pas

pu lui offrir cette chance», analyse Afize. Les retrouvail­les entre enfants adoptés en Occident et parents biologique­s réparent l’histoire de la Roumanie et tendent à effacer le traumatism­e laissé par les images des orphelinat­s mouroirs découverte­s après la chute de Ceausescu. Aujourd’hui retraitée, Maria Vlad a été directrice d’un orphelinat de Cisnadie, en Transylvan­ie. Elle a vu les dossiers de plusieurs familles étrangères candidates à l’adoption dans les années 1990. «On ne confiait pas les enfants à n’importe qui, les familles étaient sélectionn­ées avec soin», se souvient-elle. Pour Maria, contrairem­ent à ce qu’on a vu à la télévision, dans son centre, les enfants ne manquaient de rien : «Le personnel était très préoccupé par leur bienêtre. Chacun avait ses faiblesses et essayait d’aimer et de câliner ces petites âmes esseulées comme il pouvait.» Mais elle n’a jamais pu oublier le dénuement

affectif des enfants : «Ils voyaient en toute personne la mère qui leur manquait et s’accrochaie­nt avec désespoir à tous ceux qui passaient afin d’obtenir de l’affection. C’était triste et ces images me hantent encore.»

MÈRES ADOLESCENT­ES PLUS VULNÉRABLE­S

Selon elle, dans les années 90, les adoptions se faisaient à la chaîne. Si c’est le coeur lourd que l’ancienne comptable voyait partir les enfants, elle savait aussi que la vie leur offrait une nouvelle chance. Faute d’un système de contrôle effectif, le pays a fini par interdire définitive­ment l’adoption internatio­nale en 2004. Mais un projet de loi est actuelleme­nt à l’étude au Parlement pour permettre la réouvertur­e des adoptions aux citoyens étrangers. Car les choses n’ont pas beaucoup changé depuis les années 90 et la Roumanie souffre toujours du désintérêt de l’Etat pour l’éducation sexuelle et la lutte contre la pauvreté, premières causes d’abandon infantile. Avec près de 10 000 enfants laissés à la charge de l’Etat l’an dernier, le pays affiche un triste record européen. Malgré une croissance du taux de natalité de 29 % en dix ans, la Roumanie est aussi en tête des statistiqu­es européenne­s concernant les mères adolescent­es, soit les plus vulnérable­s. Et si les petites histoires tentent de réparer la grande histoire, ils sont encore nombreux à être dans l’incertitud­e. A Viejo, en Californie, Floree De La Cruz sait qu’elle ne reverra jamais sa mère biologique, aujourd’hui défunte. «Quand je me regarde dans le miroir, c’est elle que je vois, mais différemme­nt». Comme pour réparer cette histoire incomplète, la trentenair­e se consacre pleinement à son métier d’infirmière pour soulager les maux des autres. Mais Floree est déterminée à retrouver des membres de sa famille et à faire le voyage en Roumanie. «Un jour,

je rentrerai chez moi», nous dit-elle. Pour Jessi, le retour au pays est prévu pour septembre. Elle va quitter le Canada et s’installer à Calarasi, auprès d’Afize, afin d’aider les enfants de sa communauté avec le pasteur Hayes.

 ??  ?? A Calarasi, dans le sud démuni de la Roumanie, le 4 mai. Afize Mustafa partage sa maisonnett­e avec son fils, sa belle-fille et ses deux petits-enfants.
A Calarasi, dans le sud démuni de la Roumanie, le 4 mai. Afize Mustafa partage sa maisonnett­e avec son fils, sa belle-fille et ses deux petits-enfants.
 ??  ?? Aujourd’hui âgée de 42 ans, Afize Mustafa avait 14 ans quand elle a été contrainte d’abandonner sa fille de 2 mois.
Aujourd’hui âgée de 42 ans, Afize Mustafa avait 14 ans quand elle a été contrainte d’abandonner sa fille de 2 mois.
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