Libération

Le 21 mai 68 raconté par Joy Sorman

Souvenirs de Butor, Sarraute, Faye, Roubaud décidant d’occuper le siège de la Société des gens de lettres pour se joindre au mouvement de Mai qui gonfle… Il faut se rapprocher des étudiants et des ouvriers, mais le combat n’est pas simple pour des novices

- JOY SORMAN Mardi, le 22 mai vu par Bernard Chambaz.

Alors que la France est désormais totalement à l’arrêt, une quinzaine d’écrivains décident de rejoindre le mouvement, et d’occuper la Société des gens de lettres.

Dans le pavillon de Michel Butor à Sainte-Geneviève-des-Bois, le réveil sonne juste avant le lever du jour ; la main tâtonne, attrape une clope, le briquet Dupont or, allume la radio –ça grésille un instant puis : les grands magasins se mettent en grève, le Conseil national du commerce reporte la fête des Mères – qui ne sera pas célébrée ce 21 mai comme prévu mais le 16 juin en même temps que les pères –, on manque d’essence, les prix des fruits et légumes s’envolent, les températur­es sont fraîches pour la saison, et Cohn-Bendit est interdit de séjour. L’écrivain grommelle quelque chose, sort du lit, il a rendez-vous dans le centre de Paris à 8 heures 30 ; cela fait plusieurs jours qu’il n’a pas quitté sa banlieue Sud. Butor aime observer les événements parisiens depuis ce léger déport géographiq­ue, un éloignemen­t qui l’aide à penser, mais un coup de fil l’a décidé à rejoindre le front. On a téléphoné à l’auteur de la Modificati­on pour lui proposer de participer à l’occupation d’un haut lieu du monde littéraire, du vieux monde littéraire ; il a hésité, jugé l’opération incongrue, et comme on a ajouté que Sarraute en serait, a fini par accepter – uniquement pour veiller sur cette vieille dame que j’admire, précise-t-il. A 8 h 30, ils sont tous là, alignés sur le skaï rouge du Balto, en face de l’hôpital Cochin : une quinzaine d’écrivains, dont Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Maurice Roche, Sarraute et Butor donc – Nathalie, regard acier et silhouette droite dans une veste sans col d’inspiratio­n maoïste, Michel qui a desserré son impeccable noeud de cravate, Jacques décontract­é en polo de joueur de tennis, Maurice renfrogné, et Jean-Pierre qui balance, malgré l’heure matinale, entre un café crème et une Jupiler. Pour des écrivains, ils sont bizarremen­t silencieux, tassés au fond de la banquette ; comme s’ils n’avaient plus rien à dire au moment de passer à l’action, de poser les stylos, de quitter la position assise, nuque cassée sur la feuille ou doigts crispés sur la machine à écrire, pour se mettre à courir, à crier, des slogans plutôt que des romans. L’objectif se trouve à quelques mètres de là, au 38, rue du Faubourg-Saint-Jacques, l’hôtel de Massa, imposante bâtisse de style néoclassiq­ue, siège de la Société des gens de lettres, fondée en 1838 pour défendre les droits des auteurs. En attendant, ça fume beaucoup, ça hoche la tête, ça laisse tourner l’horloge et commande à nouveau des cafés ; un ronron finalement interrompu par la petite radio du comptoir qui leur apprend l’occupation du bureau de l’ordre des médecins, et celle de l’ordre des architecte­s. Alors enfin quelqu’un se lance – Faye ? Roubaud ? Sarraute ? on ne sait plus : camarades, il est grand temps que les écrivains se mettent en grève, deux tiers des salariés français le sont, le mouvement enfle, contamine tous les secteurs, les PTT, la chimie, le textile, Peugeot, Michelin, Citroën, EDF-GDF, bref, tout le monde occupe quelque chose sauf nous !

Butor se lève, saisit le bras de Sarraute avec autorité, tonne maintenant on y va, fini de tourner autour du pot, moins de symbolique et plus de réel ; et la petite troupe se dirige en file indienne, encore incertaine, vers l’hôtel de Massa. Il est 11 heures et malgré quelques protestati­ons d’usage, personne ne leur barre la route: une entrée sans heurts, privée de panache. Qui a peur d’un écrivain, même quand il est plusieurs ? Le groupe s’installe dans le magnifique salon Victor-Hugo donnant sur les jardins – parquet, moulures, fenêtres hautes et fauteuils Empire dans lesquels on s’affale, content de soi. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? C’est Butor à nouveau qui parle. On ne va pas se contenter d’occuper, de signifier notre solidarité avec les étudiants et les ouvriers, nous devons définir nos propres revendicat­ions, rédiger un programme, appeler à la convergenc­e des luttes. Nous devons émettre un message à la fois distinct et solidaire.

Les écrivains se remettent alors à jacter de concert, le niveau sonore monte d’un coup dans le grand salon Victor-Hugo, les débats sont lancés, entre ceux qui entendent réformer les droits d’auteur, déclarer la guerre aux éditeurs et à leurs contrats iniques, ceux qui veulent étendre le communisme à la littératur­e, inventer une écriture et une critique enfin collective­s, défaire le mythe de la solitude créatrice – l’esprit est multiple ! – et arracher l’écrivain à son isolement, ceux qui appellent à combattre la mollesse idéologiqu­e et stylistiqu­e de l’époque, ceux qui affirment que l’écrivain est un travailleu­r comme les autres, soumis aux mêmes contrainte­s économique­s – marre d’assimiler l’oeuvre de l’auteur à une propriété foncière ou un capital mobilier plutôt qu’à un travail!

Un joyeux tapage interrompu par l’entrée de Pierre Guyotat qui, doigt pointé vers le ciel, pose la question du drapeau – quid de notre étendard les amis ? Il faut hisser un drapeau sur l’hôtel de Massa afin de signaler dignement l’occupation des lieux, la prise de l’institutio­n. Mais les avis divergent sur la couleur du pavillon: le «noir» des pirates et des

anarchiste­s ou le «rouge» révolution­naire ? Roubaud et quelques autres exigent du noir tandis que Sarraute (veste maoïste) défend le rouge en soutien à Cohn-Bendit. Le leader étudiant a déclaré quelques jours plus tôt à Amsterdam : «Le drapeau tricolore est fait pour être déchiré, pour en faire un drapeau

rouge», et c’est cette parole qui sert de prétexte au gouverneme­nt pour prononcer son arrêté d’expulsion, prenant effet ce 21 mai. On opte finalement pour du noir, faute de trouver le moindre échantillo­n de tissu rouge – les rideaux taffetas sont crème et gris pâle – dans tout l’hôtel de Massa.

Voilà, le pavillon est hissé, les écrivains se mettent à la rédaction d’une déclaratio­n commune, tandis que Jean-Pierre Faye passe sa journée au téléphone pour rallier des soutiens. Il obtient, entre autres, les signatures de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Maurice Nadeau, André Pieyre de Mandiargue­s, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts et Pierre Klossowski. Henri Michaux se mouille un peu moins, se contenant «d’approuver l’occupation des locaux de la Société des gens de lettres». L’après-midi est bien entamé, l’oreille droite de Faye rouge sang, Sarraute a tombé la veste maoïste, le ventre de Butor gargouille de

faim, et l’Union des écrivains est créée, son appel fondateur rendu

public: «Les écrivains soussignés ont décidé d’occuper les locaux de la Société des gens de lettres. Par ce geste symbolique frappant une institutio­n vétuste et non représenta­tive, mais qui bénéficie de privilèges injustifié­s, de puissants moyens matériels et de l’appui des pouvoirs publics, ils décident de marquer leur volonté de donner à l’écrivain un statut nouveau dans une société nouvelle. Ils décident de fonder, dans les anciens locaux de la Société, une Union des écrivains, en étroite liaison avec les étudiants et les travailleu­rs du Livre. Ouverte à tous ceux qui considèren­t la littératur­e comme une pratique indissocia­ble du procès révolution­naire actuel, cette Union sera un centre permanent de contestati­on de l’ordre littéraire établi.» Une heure plus tard, on apprend que les ouvriers des abattoirs de la Villette se sont à leur tour mis en grève, que les bêtes ne sont plus tuées et débitées en morceaux mais nourries, caressées, cajolées. Roubaud propose un geste de solidarité, de faire venir quelques porcs et pourquoi pas une vache à l’hôtel de Massa car les écrivains sont des ruminants comme les autres –propositio­n rejetée à l’unanimité.

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 ??  ?? Née en 1973, romancière, essayiste et chroniqueu­se à la radio et à la télévision, Joy Sorman a reçu en 2005 le prix de Flore pour «Boys, Boys, Boys». Dernier ouvrage paru : SCIENCES DE LA VIE. Le Seuil, 2017.
Née en 1973, romancière, essayiste et chroniqueu­se à la radio et à la télévision, Joy Sorman a reçu en 2005 le prix de Flore pour «Boys, Boys, Boys». Dernier ouvrage paru : SCIENCES DE LA VIE. Le Seuil, 2017.
 ?? PHOTO GÉRARD AIMÉ. GAMMA-RAPHO ?? Le 20 février 1968, rue de Courcelles, à Paris, une manifestat­ion est organisée pour maintenir Henri Langlois
(avec la cigarette) à la Cinémathèq­ue française, avec le soutien de la profession (François Truffaut et Jean-Pierre Léaud, au centre) et des...
PHOTO GÉRARD AIMÉ. GAMMA-RAPHO Le 20 février 1968, rue de Courcelles, à Paris, une manifestat­ion est organisée pour maintenir Henri Langlois (avec la cigarette) à la Cinémathèq­ue française, avec le soutien de la profession (François Truffaut et Jean-Pierre Léaud, au centre) et des...

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