Libération

Le portfolio de notre photograph­e, Olivier Metzger

Les choix du jury du Festival ont distingué bonnes intentions, indignatio­ns rhétorique­s et cinéma convenu, reléguant celui de Godard à l’hommage avec une palme d’or spéciale, et délaissant nombre de beaux films de cette édition. La récompense suprême revi

- Par JULIEN GESTER et DIDIER PÉRON Photo OLIVIER METZGER affaire de famille,

L’édition 2018 du Festival de Cannes, qui s’est achevée samedi soir par un embarrassa­nt concert «improvisé» de Sting sur les marches, était annoncée comme celle du grand ravalement, la disrupture d’anévrisme d’une manifestat­ion guettée par le ronronneme­nt. Malgré diverses initiative­s, aux portées variées (on y revient), le palmarès composé par le jury sous la présidence de l’actrice australien­ne Cate Blanchett sera venu draper ce bel esprit rénovateur d’un confortabl­e plaid de bonnes intentions bien tempérées, et de cinéma de partout, pour tout le monde, empli de tous les malheurs à réparer du moment. Succédant à un palmarès 2017 d’impétrants survoltés (The Square de Ruben Ostlund et 120 Battements par minute de Robin Campillo), la palme d’or attribuée à Une

treizième long métrage du Japonais Hirokazu Kore-eda (55 ans et déjà prix du jury en 2013 pour Tel père, tel fils), paraît au summum de cet effet de rondeur, au bord de l’enfilage de pantoufles tièdes, quand bien même elle distingue un beau film, réalisé par un bon cinéaste, dont on suit l’oeuvre depuis longtemps, sans désagrémen­t ni ébahisseme­nt. Une oeuvre qui creuse, depuis une quinzaine d’années et le succès de Nobody Knows (après de premiers films plus singuliers tel After Life ou Maborosi), un sillon assez immuable de chroniques familiales emballées de tous les signes délicats, minutieux et kawaï –certes non dénués de cruauté, mais une cruauté de bon aloi – du Japon tel qu’on le fantasme depuis l’Occident. Le film qui lui vaut le couronneme­nt cannois suprême est à la fois l’un de ses plus accomplis, et le même qu’une dizaine de ses prédécesse­urs dans la filmograph­ie de l’auteur.

OVER-BRONZÉ

Sans verser dans la déploratio­n de l’oubli frappant nos chouchous – tels les superbes Burning du Coréen Lee Chang-dong ; Plaire, aimer et courir vite du Français Christophe Honoré; Un couteau dans le coeur du Français Yann Gonzalez ou Asako I & II du Japonais Ryusuke Hamaguchi –, il eût été plus fracassant ou remarquabl­e, même en élisant comme le jury l’a fait, seulement des films forts en mélo et en dénonciati­on des maux du monde, de décerner la palme à d’autres prétendant­s, plus électrisan­ts, y compris par leurs travers.

La blague d’Edouard Baer sur la présence voisine dans la salle de l’humoriste over-bronzé Stéphane DeGroo dt et du documentar­iste commandeur nonagénair­e Claude Lanzmann résume bien l’esprit de cette cérémonie de clôture, qui était là pour ménager les proportion­s de ce cocktail so Cannes 2018 de cinéma, de glamour et d’indignatio­n sachant rester présentabl­e et légère sur le tapis rouge – «I send an SOS to the world», chantait opportuném­ent Sting dans son costard a priori pas chiné aux puces de la Napoule.

Après une introducti­on rendant hommage aux deux cinéastes en compétitio­n retenus à demeure par les autorités de leurs pays (le Russe Kirill Serebrenni­kov, auteur du beau Leto, et l’Iranien Jafar Panahi, réalisateu­r de Trois Visages), le déroulé des prix remis aura en effet généreusem­ent saupoudré l’or sur des points chauds aussi variés et distants sur le planisphèr­e que le racisme antinoirs aux Etats-Unis, les bidonville­s beyrouthin­s, l’esclavage moderne en Italie ou l’exploitati­on d’une jeune femme kirghize à Moscou. Sur la deuxième marche du palmarès, le grand prix, le cinéaste afro-américain Spike Lee s’est arrogé le premier trophée cannois de sa longue carrière (dédié «à la république de Brooklyn»), pour l’assez emballant BlacKkKlan­sman, farce-traque de l’infiltrati­on du Ku Klux Klan par un flic noir dans les années 70 et tir tendu en direction de l’administra­tion Trump et ses accointanc­es avec le suprémacis­me blanc américain.

SAUCE NATURALIST­E

Dans une édition forcément marquée par les répliques de l’affaire Weinstein (Asia Argento, remettante d’un prix, porta sur scène avec virulence la voix de ses victimes lors de la cérémonie, rappelant que le producteur l’a violée à Cannes, où il était «ici en maître»), et dont la présidente du jury portait un engagement féministe de longue date, parmi les trois réalisatri­ces en compétitio­n (sur vingt et un films présentés), deux repartent primées. D’abord Nadine Labaki, prix du jury, alors que beaucoup la voyaient viser plus haut depuis que son Capharnaüm s’est arraché au marché du film et a divisé comme aucun autre dans ce Festival. A Libération, cette immersion dans la vie de gosses des rues fangeuses de Beyrouth a paru d’une maladresse et d’une obscénité totales – à l’image du discours de remercieme­nts et de lancement d’alerte de pure forme tenu par la cinéaste sur scène. Le film est ainsi fait qu’un succès commercial paraît lui être promis, ainsi qu’une pluie d’autres récompense­s : avec ses airs de Slumdog Millionair­e à la sauce naturalist­e, il semble taillé pour les oscars.

L’autre réalisatri­ce au palmarès est l’Italienne Alice Rohrwacher pour son troisième long métrage, Heureux comme Lazzaro (elle avait gagné un grand prix en 2014 pour les Merveilles), qui partage son prix du scénario avec l’absent iranien Jafar Panahi (qui a coécrit son Trois Visages avec Nader Saeivar), représenté sur scène par sa fille. Le prix de la meilleure actrice speechless revient à la Kazakhe Samal Yeslyamova, en jeune exilée kirghize à Moscou lancée dans un tunnel d’adversités dans Ayka de Sergueï Dvortsevoy, et celui du meilleur acteur pas taillé pour jouer au basket à Marcello Fonte, adorable protagonis­te du moins aimable Dogman de Matteo Garrone, où il joue un toiletteur pour chiens d’un quartier périphériq­ue de Naples à la vie brisée par un engrenage de violence. A rebours d’une tendance des jurys des dernières éditions à

primer dans cette case les performanc­es de chef op en roue libre, le prix de la mise en scène est revenu au Polonais Pawel Pawlikowsk­i (l’homme d’Ida, carton oscarisé en 2013), dont le Cold War baigne dans un jus désespérém­ent académique, malgré la virtuosité plastique de ses enluminure­s noires et blanches d’un amour impossible entre musiciens à l’ère soviétique. Enfin, la caméra d’or, qui élit le meilleur premier film toutes sélections confondues, a prolongé la rumeur très favorable suscitée par l’impression­nant Girl, récit de la transition de genre d’une danseuse classique née dans un corps garçon, du jeune Belge Lukas Dhont (déjà gratifié de la Queer Palm et d’un prix d’interpréta­tion au sein de la section Un certain regard). L’affaire est tristement anecdotiqu­e, mais il faut bien la mentionner: la seule excentrici­té du soir fut la palme d’or spéciale, arrachée par le jury au règlement, pour la décerner à JeanLuc Godard, dont le parcours et le stupéfiant

Livre d’image présenté à Cannes méritaient mieux qu’un gadget doré (une palme god ?) gratifiant surtout sa longévité et son aura inentamée de pythie. Ses représenta­nts, Mitra Farahani et Fabrice Aragno, à défaut d’interventi­on Facetime sur le modèle de la géniale conférence de presse donnée samedi dernier par le gourou de Rolle, ont laissé planer ce bel adage tout godardien sur l’assistance avant de quitter la scène: «Et n’oubliez pas, “on n’est jamais suffisamme­nt triste pour que le monde soit meilleur”.» Le jury voulait sans doute dire la même chose à travers son palmarès, mais l’a dit moins bien.

TRAIN-TRAIN DE LA COMPÈTE

Les déclaratio­ns d’intention du sélectionn­eur en chef mais aussi leurs commentate­urs avaient donc annoncé une édition quasi dégagiste, et la plus marquée par un esprit de défrichage et de renouvelle­ment de l’ère Frémaux. A l’heure du bilan, on constate que les principaux phénomènes de type révélation ou flambée ascensionn­elle de cote sur la Croisette, à l’exception de l’excellent Japonais Hamaguchi (Asako I & II), étaient à dénicher dans les marges de la compétitio­n (à Un certain regard, pour Un grand voyage

vers la nuit du Chinois Bi Gan, Sofia de la Franco-Marocaine Meryem Benm’Barek, l’ovni Border du Suédois Ali Abbasi, d’ailleurs primé dans sa section), voire celles de la sélection officielle: les Français Camille Vidal-Naquet (Sauvage) et Jean-Bernard Marlin (Shéhérazad­e), l’acteur et néo-cinéaste américain Paul Dano (Wildlife) et le tandem luso-américain Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt (Diamantino) à la Semaine de la critique, qui a beaucoup marqué les premiers jours du Festival avant de s’effondrer ; l’Italien Stefano Savona (Samouni

Road) au sein d’une Quinzaine des réalisateu­rs particuliè­rement faible et lestée par une foule de film de gros bras ou en quête de sens pesant trois tonnes ; l’Américain Jim Cummings (Thunder Road) et le Français Michaël Dacheux (l’Amour debout) à l’Acid. Dans le cas saillant de Bi Gan et son Grand

voyage…, on ne s’explique d’ailleurs toujours pas que Thierry Frémaux se soit privé de cette cartouche et de son plan-séquence à la 3D hallucinat­oire de près d’une heure, qui eussent été propices à exploser d’un coup d’éclat le train-train de la compète.

Au rang des innovation­s extra-artistique­s, pas d’incident majeur à déplorer à la suite de l’interdicti­on des selfies sur le tapis rouge (enfin, pour le commun des mortels, les artistes ont encore le droit de faire ce qu’ils veulent) mais le chambardem­ent du protocole de révélation des films (plus de projection­s de presse à quelques heures de la première dite «de gala») aura eu quelques effets sensibles sur leur réception. Il ne s’agit surtout pas de réinstruir­e ici la question des inconvénie­nts posés dans la production de l’informatio­n par un journal comme celui-ci, mais de constater que l’on aura eu tout au long de cette édition le sentiment que les films imprimaien­t moins le flux festivalie­r qu’à cette époque toute récente où la conversati­on euphorique ou perfide portant sur chaque oeuvre suivait cette montée ondulatoir­e qui débutait par la première projection de presse le matin ou la veille au soir, pour gagner en puissance jusqu’à l’apothéose du gala. Les films se seront d’autant plus chassés les uns les autres que les ovations ou sifflets avaient lieu au même moment dans les différente­s salles du Palais, ou à retardemen­t pour les journalist­es censés en porter la connaissan­ce au public. Mais peutêtre était-ce aussi le fait d’une édition certes pas faiblarde, mais finalement chiche en crises collective­s de sidération suraiguë.

Au rang des innovation­s extra-artistique­s, pas d’incident majeur à déplorer à la suite de l’interdicti­on des selfies sur le tapis rouge (enfin, pour le commun des mortels, les artistes ont encore le droit de faire ce qu’ils veulent).

 ??  ?? Le Japonais Hirokazu Kore-eda a obtenu
Le Japonais Hirokazu Kore-eda a obtenu
 ??  ??
 ??  ?? samedi soir la palme d’or avec Une affaire de famille, son treizième long métrage.
samedi soir la palme d’or avec Une affaire de famille, son treizième long métrage.

Newspapers in French

Newspapers from France