PROSTITUTION, VIOLS, AGRESSIONS… ABUS SANS FRONTIÈRES
Après le scandale qui a secoué Oxfam, «Libération» a enquêté sur les violences sexuelles dans les organisations humanitaires.
C’est un énième coup donné à l’image d’Oxfam dans la cascade de scandales qui ne cesse d’éclabousser l’ONG depuis quatre mois. Mark Goldring a annoncé, mercredi, quitter la direction de la branche britannique de l’organisation. En février, le Times avait révélé qu’en 2011 le directeur d’Oxfam en Haïti, Roland Van Hauwermeiren, avait organisé une soirée avec des prostituées haïtiennes dans les locaux de l’ONG, peu après le tremblement de terre de 2010 qui a ravagé l’île, faisant près de 300 000 morts, autant de blessés et 1,2 million de sans-abri. Lors d’une enquête interne, l’homme a avoué les faits et a pu démissionner via une procédure «progressive» et «avec dignité», d’après le rapport d’enquête publié par Oxfam. Mais ce même homme a été recruté par Action contre la faim entre 2012 et 2014, sans qu’«aucune alerte au sujet d’une conduite inappropriée ou d’éventuels abus sexuels n’ait été donnée», assure l’ONG française.
«Problème systémique»
Après que l’affaire a éclaté, Libération a enquêté sur l’ampleur du recours à la prostitution dans le secteur humanitaire. Peu à peu, les langues se sont déliées. Du moins de manière anonyme. Des témoignages qui montrent que l’affaire Oxfam n’est pas un cas isolé. «Il ne s’agit pas d’une ou deux pommes véreuses, mais d’un problème réel et systémique», déclarait le 20 février Kevin Watkins, directeur général de l’ONG Save the Children et ancien cadre d’Oxfam, devant une commission parlementaire britannique. Le phénomène reste malgré tout difficile à cerner car aucune étude exhaustive, ou même étendue sur plusieurs organisations, n’a été menée sur le sujet. Ce n’est que récemment que des ONG internationales ont commencé à publier des rapports internes, à la demande de leurs bailleurs. Par ailleurs, le recours à la prostitution n’est pas considéré comme un abus sexuel par la loi française (à moins que ce ne soient des mineurs). Mais le contexte de l’aide humanitaire ajoute des facteurs aggravants: l’ascendant des employés des ONG sur les populations aidées, la défaillance des systèmes judiciaires dans certains pays d’intervention qui renforce le sentiment d’impunité et des situations d’urgence qui nécessitent des recrutements rapides sans laisser le temps de faire des enquêtes approfondies sur les candidats.
Sophie (1), la trentaine, nous a contacté spontanément pour témoigner. Cette humanitaire américaine, avec plus de dix ans de missions d’urgence derrière elle, a vu plusieurs fois des collègues avoir recours à la prostitution dans leurs zones d’intervention. Comme au Nigeria, il y a trois ans, où «plusieurs humanitaires de [son] équipe ont fait venir des prostituées dans leur chambre de la résidence». Une pratique «courante», selon elle, bien que seuls quelques collègues s’y adonnent. «Un jour, un d’entre eux a même enfermé une prostituée dans sa chambre toute la journée pour ne pas avoir à la payer, raconte-t-elle. Plusieurs fois, des cas ont été rapportés à mes supérieurs mais il n’y a eu aucune sanction. Pour moi, c’est une manière d’approuver ces actions.» Emmanuel (1) a vécu la même situation : «Il n’est pas rare de voir des collègues expatriés ramener des prostituées à la résidence ou aller en voir, assure l’humanitaire qui travaille pour une ONG basée en Afrique de l’Ouest. Ilyaunan,unde mes collègues passait ses journées avec des prostituées. Mon chef de mission le savait mais il ne l’a pas signalé au siège et l’homme a pu terminer sa mission sans problème.»
«Un décalage de pouvoir»
Les termes de «zone grise» ou de «question morale» pour qualifier l’échange d’argent contre des actes sexuels reviennent régulièrement dans la bouche de
Les affaires qui ont touché Oxfam, puis Save the Children, ces derniers mois, ont mis en lumière les pratiques abusives d’humanitaires sur les populations auxquelles ils sont censés venir en aide. Elles ont aussi laissé entrevoir, dans les débats qui ont secoué le milieu humanitaire, d’autres abus souvent ignorés : les violences sexuelles au sein des organisations. Des faits qui ne sont pas propres au milieu humanitaire, comme le mouvement #MeToo l’a montré. Mais dans plusieurs de ces cas, la réaction des organisations est dénoncée par les victimes: de l’étouffement de l’affaire aux pressions menées pour qu’elles se taisent. Quatre femmes ont témoigné auprès de Libération, certaines pour la première fois publiquement, sur le harcèlement, l’agression et le viol qu’elles ont subi de la part d’un autre travailleur humanitaire. Leurs cas ne sont pas isolés. Après son agression, Megan Nobert (lire ci-contre) a décidé de lancer sa propre ONG, Report the Abuse, pour donner la parole aux victimes d’abus sexuels dans ce secteur. En deux ans, l’organisation a recueilli plus de 1000 témoignages. La conclusion est alarmante : 87 % des répondants connaissent un collègue qui a été victime de violence sexuelle au cours de sa carrière et près de la moitié rapportent avoir été témoin d’un de ces actes. Surtout, 72% des personnes ayant répondu ont elles-mêmes vécu des violences, dans différents pays et sur des terrains d’urgence comme dans les sièges d’organisation. Par ailleurs, un tiers des victimes ont déclaré avoir vécu plus d’un acte de violence sexuelle dans leur carrière. «La nature de ces attaques est préoccupante, souligne l’étude. Bien que la majorité ont été décrites comme du harcèlement sexuel, 13 % ont été désignés comme des viols.» Report the Abuse pointe aussi le manque de sensibilisation sur ces questions dans la préparation des humanitaires: «Seulement 38 % des travailleurs rapportent que la violence sexuelle a été incluse dans une de leurs formations et 39 % estiment que celles-ci ont été utiles.» Et de conclure : «Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir en tant que communauté.» A la Croix-Rouge française, un seul cas de harcèlement sexuel «avéré» aurait été rapporté au siège, en 2017, et a provoqué le licenciement de la personne mise en cause, nous indique Sandrine Witeska, porte-parole de l’organisation, qui explique que leurs codes de conduite sont justement en cours de révision. De son côté, l’ONG Care aurait reçu quinze alertes sur du harcèlement en 2017, dont «huit ont été confirmées», et quatre employés ont été renvoyés. «Je suis avocate, spécialisée dans la violence contre les femmes. J’étais directrice pays au Nigeria pour Oxfam depuis dix mois. C’était un dimanche soir, des responsables du monde entier étaient réunis au Premier Inn, un hôtel en face du siège de l’ONG à Oxford, pour une conférence. Mon supérieur m’a demandé de venir dans sa chambre pour voir un document. Je suis restée moins de cinq minutes. Mais quand j’ai voulu partir, il m’a attrapée par le bras, a mis sa langue dans ma bouche, m’a poussée sur le lit et a commencé à essayer d’enlever la ceinture de mon pantalon. J’ai réussi à me dégager et à courir hors de la chambre.
«Quand j’en ai parlé à la responsable des ressources humaines, sa première question a été: “Est-ce que vous avez une aventure avec cet homme ?” Puis elle m’a demandé si j’avais essayé d’attirer l’attention de ce supérieur. Je lui ai dit qu’il avait essayé de me violer. Je ne voulais pas aller voir la police, je tenais énormément à mon travail. Je suis alors rentrée au Nigeria et j’ai redoublé de travail pour que ce supérieur ne puisse pas s’en prendre à moi avec cette excuse. Le 23 novembre, il est venu au Nigeria me donner une lettre de renvoi, sans aucune raison explicative, et avec deux jours de préavis. J’ai alors fait appel de ce licenciement. La hiérarchie a juste écouté la version de mon supérieur, ma version, et a décidé que c’est lui qui avait raison. En août 2011, je suis allée déposer plainte auprès de la police britannique pour tentative de viol. Ils ont fait une descente au siège d’Oxfam. Deux jours plus tard, l’homme démissionnait. L’ONG maintient que j’ai été renvoyée pour des questions de performance. Le 19 février dernier, la Charity Commission, l’organisme