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Les morts-vivants de la dette et le méga krach à venir

La dynamique de la dette privée joue un rôle central dans le déclenchem­ent des crises économique­s majeures, le crédit agissant comme un «zombificat­eur» de certaines économies. La situation actuelle laisse craindre un krach au cours des douze à trente-six

- STEVE KEEN Par Professeur d’économie à la Kingston University, auteur de Pouvons-nous éviter une autre crise financière ? éditions LLL (2017) DANY LANG et Enseignant-chercheur à Paris-XIII et économiste atterré

Le capitalism­e est un système instable, avec une tendance naturelle aux cycles et aux crises. C’est le message central de l’économiste américain Hyman Minsky (1919-1996), souvent acclamé par les banquiers centraux et la presse depuis 2008 pour son analyse lucide des causes des crises et cycles. De fait, avec la financiari­sation de l’économie au cours des trois dernières décennies, les crises violentes d’origine financière se sont multipliée­s et leur fréquence ne fait que s’accélérer. Dès 1969, Minsky considérai­t que la force majeure du système capitalist­e est aussi sa principale faiblesse : il encourage la prise de risque, qui permet l’innovation et la croissance. Ces dernières contribuen­t à accroître l’incertitud­e fondamenta­le : tous les projets économique­s étant nouveaux, les entreprene­urs doivent prendre leurs décisions sans pouvoir affecter de probabilit­és aux événements futurs. Ainsi, ils ne peuvent que supposer que les tendances actuelles se poursuivro­nt. Hyman Minsky soutient que ceci engendre des comporteme­nts d’investisse­ment moutonnier­s : les agents ont tendance à agir conforméme­nt aux croyances du «reste du monde, qui est peut-être mieux informé». Tout cela a amené Minsky (1986) à formuler le «paradoxe de la tranquilli­té» : c’est durant les périodes de croissance, lorsque le souvenir des récessions passées s’estompe, que les capitalist­es deviennent trop optimistes et investisse­nt trop. Cette instabilit­é à la hausse conduit à des fluctuatio­ns cycliques récurrente­s. Les dépression­s majeures se produisent à cause de l’accumulati­on des dettes privées. La partie de l’investisse­ment désiré supérieure à l’épargne privée étant nécessaire­ment financée par l’emprunt bancaire, le crédit contribue à la création monétaire et à la demande globale. Pendant les périodes d’optimisme, les entreprise­s utilisent davantage l’endettemen­t pour augmenter leur capacité d’investisse­ment : c’est l’effet de levier. Cela contribue à la prospérité de l’économie, mais c’est là que la crise commence à couver.

Les banques partagent cet optimisme et commencent donc à accepter des structures d’endettemen­t qu’elles n’auraient pas acceptées auparavant. De nombreuses entreprise­s s’endettent alors plus pour profiter de l’effet de levier accru et financer des projets nettement plus incertains en termes de rentabilit­é future. Et ce jusqu’au jour où beaucoup d’entre elles se retrouvent dans l’impossibil­ité de rembourser leurs dettes et font faillite. L’expansion fait aussi grimper le taux d’intérêt sur le marché monétaire, réduisant ainsi la viabilité des investisse­ments. Hyman Minsky s’attendait aussi à ce que les participan­ts au marché boursier vendent des titres en réaction à des évaluation­s d’actifs perçues comme excessives, déclenchan­t ainsi l’effondreme­nt du marché. A ces facteurs, il faut ajouter la dynamique de la répartitio­n des revenus (omise par Minsky). Pendant les périodes d’expansion, le chômage baisse et la production de matières premières et d’énergie augmente, exerçant une pression à la hausse sur les prix des facteurs de production. Ces hausses, combinées au service de la dette, font qu’à un certain stade les profits ne sont plus conformes aux attentes. L’investisse­ment chute et l’expansion devient contractio­n. Les taux d’intérêt réels (qui correspond­ent au taux bancaire moins le taux d’inflation) peuvent alors augmenter, même si les taux nominaux baissent ; la demande globale chute, entraînant une stagnation des salaires et une diminution des coûts des matières premières ; et une partie de la dette accumulée pendant la phase d’expansion est remboursée ou fait l’objet d’un défaut.

Le taux de profit revient alors à son niveau d’avant l’expansion et le même processus peut se répéter, mais ce cycle redémarre avec un résidu de dette privée impayée et une part des salaires plus faible. Un autre cycle s’amorce donc, et ainsi de suite, jusqu’au jour où les créances financière­s sur l’économie dépassent les dépenses. Le crédit, qui était positif et stimulait la demande, devient alors négatif : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un «moment

Minsky». Une crise majeure s’ensuit.

La dynamique de la dette privée est donc la cause majeure des expansions et des récessions. C’est la raison pour laquelle la plupart des économiste­s mainstream, qui négligent le rôle joué par la dette privée, n’ont pu prédire la crise de 2008. Et pourquoi ils n’anticipero­nt pas plus la suivante.

Une fois qu’une économie atteint un niveau élevé d’endettemen­t privé par rapport au PIB et que ce ratio croît plus vite que le PIB, même une stabilisat­ion de ce ratio peut provoquer une grave récession. Le crédit est un «zombificat­eur» en série des économies : il les transforme en morts-vivants de la dette. Ces zombies ont trois caractéris­tiques principale­s : a) des niveaux de dette privée avant crise supérieurs à 150 % du PIB ; b) avant la crise, des niveaux élevés de demande alimentée par le crédit ; et c) un taux d’endettemen­t encore élevé après la crise, mais une demande fondée sur le crédit faible ou négative. Les économies déjà zombifiées (Japon, Danemark, Irlande, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Portugal, Espagne, EtatsUnis, Royaume-Uni) ne présentent aucun danger. Ce sont celles sur le point d’être zombifiées que nous devrions craindre. La croissance y est encore soutenue par le crédit et la dette privée y progresse plus vite que le PIB nominal. Il s’agit de l’Irlande (encore !), Hongkong et la Chine, l’Australie, la Belgique, le Canada, la Corée du Sud, la Norvège et la Suède. Les pays limites, c’est-à-dire ceux présentant l’une des deux caractéris­tiques, sont les PaysBas, la Suisse, la Finlande, la France, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie, Singapour et la Thaïlande. Tous les zombies de la dette en devenir sont confrontés à un atroce dilemme : la seule façon d’éviter une chute de la demande globale et une récession en comptant uniquement sur le secteur privé est de laisser la dette privée continuer de croître plus vite que le PIB. Mais à un moment ou à un autre, le coût total du service de la dette dépassera le revenu disponible pour en assurer le paiement, ce qui entraînera un effondreme­nt majeur. Selon nous, la prochaine crise ne viendra ni des Etats-Unis ni de Chine. Aux Etats-Unis, le niveau de la dette privée est encore de 150 % du PIB. Mais le crédit, à 6 % du PIB, est faible par rapport aux niveaux d’avant la crise. On peut donc s’attendre à des périodes de stagnation récurrente­s, à la japonaise après 1990. En Chine, en 2010, le gouverneme­nt a ordonné aux banques de prêter massivemen­t aux promoteurs immobilier­s locaux, ce qui a engendré la plus grosse bulle de crédit de l’histoire. Elle ne peut qu’éclater, car l’endettemen­t, qui représente plus de 200 % du PIB, est devenu insoutenab­le. Mais dans cette économie dirigée, le gouverneme­nt sera en mesure d’intervenir et de dépenser. Pouvons-nous prédire quand la prochaine crise majeure surviendra ? Pas vraiment, car les économies sont des systèmes complexes où, comme en météorolog­ie, il est impossible de prévoir l’évolution très en amont. Néanmoins, étant donné le nombre élevé de zombies de la dette en l’état ou en devenir et l’aveuglemen­t des gouverneme­nts et de leurs conseiller­s économique­s mainstream, l’inévitable krach qui se profile est susceptibl­e de se produire au cours des douze à trente-six mois à venir. Il ne fait aucun doute que nous sommes dans une impasse au bout de laquelle se trouve un mur et qu’avec leurs politiques d’austérité, et leur libéralisa­tion de produits financiers dangereux, la plupart des gouverneme­nts s’obstinent à appuyer sur l’accélérate­ur.

Nous pourrions pourtant éviter la catastroph­e. Une solution serait de mettre en place un «jubilé moderne de la dette», consistant à injecter directemen­t de la monnaie créée par la Banque centrale sur les comptes bancaires des entreprise­s et des ménages et à exiger que ces injections soient utilisées prioritair­ement pour rembourser les dettes. Nous devrions aussi procéder à des réformes plus radicales du système financier afin d’éviter que les prêts bancaires ne provoquent des bulles d’actifs et de faire en sorte qu’il soit plus rentable pour les banques de se concentrer sur le prêt aux entreprene­urs. Cela implique d’imposer une séparation des banques d’investisse­ment des banques de dépôt, similaire à la loi bancaire française de 1945. Enfin, l’Etat devrait intervenir dans l’économie en augmentant les dépenses publiques ou en baissant les impôts payés par les classes pauvres et moyennes. Hélas ! Hormis leur idéologie néolibéral­e, les gouverneme­nts européens doivent faire face à de multiples entraves enchâssées dans les traités, tels que le Semestre européen ou le Pacte budgétaire, qui les contraigne­nt à rechercher l’équilibre budgétaire et donc à baisser les dépenses et augmenter les impôts de manière procycliqu­e. Ceci est absurde, car pour éviter les fluctuatio­ns violentes, le déficit budgétaire devrait au contraire être contracycl­ique. Malheureus­ement, toutes ces solutions nécessiter­aient des changement­s draconiens de politiques, fort improbable­s avant le prochain krach. Il reste à espérer que la prochaine catastroph­e économique ramènera les décideurs européens à plus de pragmatism­e.

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