Libération

Israël, la poule et la goule

Une chanteuse israélienn­e a remporté l’Eurovision en faisant des battements d’ailes, masquant les images de Gaza.

- Par DANIEL SCHNEIDERM­ANN

On sait qu’il ne faudrait pas cliquer sur cette vidéo, qu’il ne faudrait pas regarder, on sait qu’on va se faire du mal, mais on clique tout de même. C’est bien ça. On ne s’était pas trompé. Benyamin Nétanyahou fait la poule avec Netta Barzilai. Netta Barzilai? C’est la chanteuse triomphatr­ice de l’Eurovision, avec sa chanson Toy. C’est une chanson, explique-t-on, inspirée de #Metoo (les paroles les plus compréhens­ibles, et les plus directemen­t politiques, sont «I’m not your toy / You stupid boy»). La chorégraph­ie de la chanson emprunte au battement d’ailes des poules. Juste après sa victoire, Barzilai s’en est réjouie pour son pays, en estimant que cette victoire allait redorer son image, et le montrer tel qu’il est.

Rentrée en Israël, Barzilai a été reçue par le Premier ministre. Lequel, devant les photograph­es, a agité peu gracieusem­ent ses avantbras, en imitant la chanteuse qui imite les poules. La réception s’est déroulée le 17 mai, trois jours après que l’armée israélienn­e a massacré une soixantain­e de Gazaouis qui souhaitaie­nt franchir les barbelés de la frontière, et en a blessé environ 2 000. La séquence (volaillère) a fait l’objet de courtes vidéos virales et de gif qui se sont répandus sur les réseaux sociaux du monde entier. Quelques jours plus tôt, des centaines de jeunes Israéliens avaient déferlé sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem pour prier (ce qui leur est théoriquem­ent interdit). Certains faisaient aussi la danse de la poule. Autant dire qu’on savait que l’on verrait, tôt ou tard, Nétanyahou et Barzilai faire le poulailler ensemble.

Que nous dit Toy ? En une seule chanson, au moins deux messages. D’abord, qu’Israël a été atteint comme tout le monde par le phénomène #Metoo. Non, Israël n’est pas seulement peuplé de familles de colons intégriste­s avec douze enfants. Ensuite, qu’Israël n’a pas peur d’exporter une chanteuse hors des normes, en surpoids, Israël n’est pas esclave des diktats de la mode et du papier glacé, Israël lutte contre la grossophob­ie. Big up pour Israël! D’accord, le pays refuse une enquête internatio­nale sur le massacre de Gaza, d’accord il bafoue les résolution­s du Conseil de sécurité des Nations unies, mais c’est pourtant une démocratie, une vraie de vraie, avec débats ouverts. La preuve? #Metoo. Et Barzilai, donc. Et, cot cot cot, la danse de la poule de Nétanyahou. Vous avez vu les fous furieux du Hamas

Et les Gazaouis qui se précipiten­t vers les barbelés de la frontière, vous les avez vus faire la danse de la poule ?

faire la danse de la poule? Et les Gazaouis qui se précipiten­t vers les barbelés de la frontière, vous les avez vus faire la danse de la poule? Ils sont d’un ringard ! Cot cot ! Cette victoire inattendue de la chanteuse est venue percuter une autre image de triomphe du pays, prévue et programmée, elle, depuis longtemps : Ivanka Trump, en ensemble blanc immaculé, inaugurant l’ambassade américaine à Jérusalem (transférée de Tel-Aviv sur décision de son père). Quelques heures durant, les deux images se sont trouvées en concurrenc­e, pour incarner le triomphe israélien. Combat inégal. Sans faire offense à la famille Trump, disons que l’image de Netta a été d’un rendement dix fois supérieur. On peut s’en prendre à Ivanka Trump. Le New York Daily News (antiTrump) peut fabriquer un photomonta­ge sur elle avec les morts palestinie­ns, en la traitant à la une de goule assoiffée de sang. Ivanka est une cible légitime. Mais Netta, elle, est invulnérab­le. Cela s’appelle le soft power. En trois battements d’avantbras, sont contrebala­ncées dans les têtes européenne­s les images des morts et blessés de Gaza, descendus par des tireurs d’élite qui ne faisaient vraisembla­blement pas la poule. Comment le gouverneme­nt israélien pourrait-il être considéré comme inhumain, puisque son Premier ministre fait la poule ? Puisqu’une anti-top model a été sélectionn­ée pour représente­r le pays ? Puisqu’Israël est branché, festif, un peu clownesque. On a sans doute fait la poule dans les colonies israélienn­es. Les Israéliens ont beau avoir des médias exemplaire­s, démocratiq­ues, il est vraisembla­ble que le téléspecta­teur israélien aura zappé au moment de Gaza, pour suivre le retour de Netta Barzilai. Certains pays se donnent beaucoup de mal pour construire des instrument­s de soft power. Les Etats-Unis ont construit toute une industrie du cinéma. La Russie de Poutine dépense beaucoup pour construire des sites et des chaînes de télévision. Les Israéliens ont réussi un coup fumant avec une chanteuse et un orchestre. •

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