Libération

LE CINÉMA AUTORÉFÉRE­NCÉ

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amoureuse, sa seule mention fait se lever un catalogue d’images de cinéma aimées –ils/elles sont à trois dans un lit, un train, un bateau… Cette année, le triangle s’est retrouvé au coeur d’une poignée de films parmi les plus beaux du Festival, chez qui la reprise (en prélèvemen­t direct sur la Nouvelle Vague française chez Christophe Honoré et son Plaire, aimer et courir vite, où trois garçons partagent les mêmes draps) ou la réinventio­n du canevas aura servi de matière incandesce­nte, très loin des codes de la comédie sentimenta­le. Dans le sublime Burning de Lee Chang-dong, par exemple : Jongsu est amoureux de Haemi qui lui est ravie par Ben. La belle Haemi disparaît un beau jour, et Jongsu se lance à sa recherche, avec toute la perplexité et l’hébétude par lesquelles il envisage le monde. La femme disparue en vient à figurer à elle seule ce sens profond de l’univers qui toujours nous échappe. Et le rival, Ben, qui maîtrise avec une nonchalanc­e upper class et blasée les codes de l’opacité contempora­ine, en devient un brûlant symptôme, celui de tout ce qui cloche dans le monde.

Dans Asako I&II, le monde est aussi au diapason du singulier ménage à trois mis en place par Ryusuke Hamaguchi, et c’est un soubresaut cosmique, le grand tremblemen­t de terre de 2011, qui marquera le passage d’un amour à l’autre. A quelques années d’intervalle, Asako est tombée violemment amoureuse du mystérieux Baku, qui l’abandonne, puis de Ryohei, jeune salaryman rangé qui s’avère être le sosie de Baku. Qu’aime-t-on donc, quand on aime ? La patiente étude sentimenta­le déployée ici en devient aussi un précis d’érotisme feutré, étude des corps et de ce qu’ils déclenchen­t d’alchimie, de désir en sourdine.

Portés à des sommets déchirants, les mêmes accents nostalgiqu­es forment ce qu’il y a de plus beau dans Leto de Kirill Serebrenni­kov, chronique d’un mouvement de soviet rock qui s’enflamma et disparut avec l’éclat éphémère d’un feu de Bengale, et dont la légende a le goût magnifique et douloureux des regrets amoureux. une descente d’acide (Climax de Gaspard Noé) ou à un rêve éveillé (Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan). A l’inverse des saccades informes des travelling­s épaule, on se retrouve alors porté par les coulées planantes de plans-séquences à la steadicam, plus ou moins aériens (Bi Gan) ou oppressant (Gaspard Noé). Ailleurs, l’idée d’immersion est intégrée dans des scénarios où l’expérience du spectateur redouble celle de personnage­s infiltrés (BlacKkKlan­sman de Spike Lee, Gongjak de Yoon Jong-bin), de journalist­es embedded (les Filles du soleil d’Eva Husson) ou d’apprentis nageurs plongés dans une piscine (le Grand Bain de Gilles Lellouche). Et puis il y a les films qui semblent directemen­t branchés sur le cerveau de leurs auteurs, nous immergeant alors au coeur de leur processus créateur, pour le pire (The House that Jack Built de Lars von Trier) ou le meilleur (le Livre d’image de Jean-Luc Godard). En un mouvement inverse, les films de cette édition auront aussi fait des pas en arrière et des volte-face : le cinéma s’y retournait en permanence sur lui-même. Le vieux concept, toujours tranchant, de «cinéma filmé» se sera trouvé maints nouveaux exemples. La pratique de la citation directe, omniprésen­te toutes sélections confondues, est sans doute inhérente à la création cinématogr­aphique, mais n’a pas pour autant toujours la même fonction : critique et politique chez Spike Lee, montrant carrément dans BlacKkKlan­sman un extrait du grand film ennemi Naissance d’une nation de Griffith. Fétichiste pour Un couteau dans le coeur de Yann Gonzalez et son érotomanie de la référence. Déférente chez Panahi (Trois Visages), reprenant des pans entiers de feu son aîné Kiarostami. Ludique et topographi­que dans le Los Angeles de David Robert Mitchell (Under the Silver Lake), qui revisite une ville surfilmée… L’autocitati­on d’auteur serait une autre de ses formes : Jia Zhang-ke refondant des plans de son Still Life (2006) dans la narration des Eternels, Lars von Trier mélangeant des séquences de ses films précédents à des images de guerre et de destructio­n, en une méditation douteuse sur l’histoire et la violence, ou encore Gilliam jouant lourdement au cours de son récit avec la légende maudite qui précède son Don Quichotte au carré. De tous ces «films dans le film» (la salle de cinéma où Bi Gan nous fait entrer avec son héros, les tournages mis en abyme de Gonzalez et Panahi) au «Film des films», il y a un saut : celui que fait Jean-Luc Godard dans le Livre d’image en reprenant toutes les images du monde et du cinéma (y compris le sien) pour les briser et les refondre en un poème où l’art s’autodétrui­t et renaît à chaque seconde, et ne rime avec lui-même que pour mieux déboucher sur le monde entier et sa transforma­tion nécessaire. LUC CHESSEL, ÉLISABETH FRANCK-DUMAS, DIDIER PÉRON et MARCOS UZAL

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