Défenseur fondamental
Martin Pradel Constant dans sa détermination, l’avocat se retrouve à défendre des terroristes de l’Etat islamique au nom des droits fondamentaux.
Il y a les hommes puzzle, ceux aux facettes bigarrées, qui s’imbriquent ou s’opposent, tantôt rationnelles, parfois insolites. Cela donne des smoothies identitaires fort peu communs, du type poète fiscaliste amateur de drones, ou prête polyamoureux adhérent d’En marche. Martin Pradel, lui, est un homme qui gravite autour d’un seul axe: la défense des libertés individuelles. Fidèle et généreux en temps octroyé à la cause, il en deviserait des heures. A 40 ans, Pradel n’a pas la notoriété que son CV pourrait lui procurer. Chez un avocat, cela témoigne d’une aspiration certaine à la discrétion. S’il est désormais courant de voir ses reflets dorés dans des émissions comme C dans l’air, le grand public ignore tout de celui qui, année après année, devient un pilier du barreau de Paris. Début janvier, un autocrate de visite à l’Elysée a même demandé en personne à Emmanuel Macron de le calmer: le président turc Erdogan, lassé de trouver Pradel en travers de sa route. Il faut dire que l’avocat français a intensifié les voyages en Turquie, pour soutenir des confrères muselés, des intellectuels en sursis ou la direction éditoriale du journal Cumhuriyet. Il s’est aussi investi sans compter dans la libération de deux reporters français retenus de l’autre côté du Bosphore : Loup Bureau et Mathias Depardon.
Là où d’aucuns rouleraient des mécaniques, joueraient de cet ennemi clinquant pour enluminer leur carrière, Pradel ne la ramène pas. Assis dans la pénombre de la bibliothèque de l’ordre des avocats, il confie «avoir été surpris qu’Erdogan fasse de [sa] personne un sujet». Timide, il tutoie presque l’excuse devant une telle publicité : «Je suis quelqu’un de raisonnable, et quand bien même j’agis pour les droits de l’homme, je ne m’ingère pas dans les affaires politiques turques. J’y vois surtout une réelle intimidation à l’égard de la liberté de défendre. Erdogan frôle le totalitarisme.» S’il fallait remonter demain dans un avion pour Istanbul, Pradel irait, «par conviction».
En 2008, après trois ans d’exercice, Pradel décroche le prestigieux concours de la conférence du stage. Avec onze camarades élus sur leur seule éloquence, il assure durant un an la défense d’urgence des plus démunis, intervenant au titre de la commission d’office dans les affaires criminelles. A l’époque, la France fait connaissance avec ses premières filières jihadistes. Martin Pradel écope de Nacer Eddine Mettai, le faussaire de la cellule des Buttes-Chaumont, celle-là même où a frayé Chérif Kouachi, l’un des tueurs de Charlie Hebdo. Du terrorisme, Pradel a fait une spécialité. Par intérêt intellectuel: «Ces dossiers poussent notre démocratie dans ses retranchements. Or elle se révèle fragile. Avec la peur vient la tentation de faire l’économie d’une justice irréprochable. Parmi mes clients, je retrouve souvent des gens qui manifestent un intérêt éphémère pour le jihad. Il n’y a aucun acte matériel, juste des convictions douteuses qu’il faut certes combattre. La loi pénale ne vaut que si elle est appliquée à la lumière des droits fondamentaux. En ceci, je suis effaré de voir nos belles institutions prôner des principes fantastiques et les tordre dans la minute qui suit.»
Le 13 mai, quelques heures à peine après l’attaque au couteau de l’Opéra, il interpellait Macron sur Twitter. Le Président : «La France paye une nouvelle fois le prix du sang mais ne cède pas un pouce aux ennemis de la liberté.» Pradel, inlassable : «Les “ennemis de la liberté” se réjouissent vivement de toutes les réformes sécuritaires qui sont venues, qui viennent et qui viendront méthodiquement entamer ce qui était naguère fondamental.»
Au nom des mêmes principes, l’avocat somme le gouvernement de ramener les ressortissants français emprisonnés au Kurdistan et en Irak. Avec trois confrères, il vient de déposer une plainte contre l’Etat avec constitution de partie civile pour «détention arbitraire» et «abus d’autorité». L’Etat islamique aura au moins apporté un ami de plus à Martin Pradel, le journaliste spécialisé
David Thomson. «C’est une relation inattendue, s’amuse le reporter de RFI, exilé en
Californie. Au départ, on échangeait juste nos connaissances sur l’EI. Puis, d’apéro en apéro, c’est devenu mon avocat et un vrai pote. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il ne s’est pas rué sur les dossiers de terrorisme comme moult de ses confrères parce qu’ils attirent les médias. Il a une vraie appétence pour la matière. Par ailleurs, il ne défend jamais les authentiques salauds de l’EI, ceux qui ont beaucoup de sang sur les mains. S’il défend une personne, c’est qu’il est convaincu qu’il peut la sortir de là.» Comme ce jour de juin 2012 où Martin Pradel obtient l’acquittement du Somalien Abdurahman Ali Samatar, accusé de l’abordage du voilier français le Ponant dans le golfe d’Aden. Pirate mais surtout «laissé pour compte de l’humanité» hier, il est aujourd’hui pizzaiolo quelque part en France. «Un chamboulement» dans la carrière de l’avocat.
Martin Pradel n’est guère loquace à l’évocation du passé. Il se contente d’énoncer les grandes lignes d’une adolescence «heureuse», «pétrie de valeurs conservatrices», menée à Angers entre une mère médecin, trois frères et soeur et un père juriste. Ce dernier, devenu patron de l’un des plus gros cabinets de droit social parisien, a tracé le sillon pour ses rejetons. Tous lui ont emboîté le pas et sont devenus conseils à ses côtés. Pour Martin, «le déclic est venu lors d’un week-end à Paris». «Mon père m’avait emmené aux comparutions immédiates. J’étais troublé et fier de le voir plaider. J’ai aussi réalisé qu’il avait le pouvoir de faire basculer l’histoire d’une personne dans un sens ou dans l’autre», se remémore-t-il. S’ensuivent la fac de droit et des études d’avoué. De cette éducation traditionnelle, il dit «conserver une certaine contradiction». Catholique revendiqué, il s’est forgé politiquement dans un univers «où la seule question était de savoir si l’on était de droite républicaine ou d’extrême droite». Aujourd’hui, il s’estime «proche des valeurs universalistes de la gauche».
A la ville, il ne s’affiche ni en Maserati ni aux bras de collaboratrices plantureuses. Le week-end, les virées à Giverny ou la redécouverte de Balzac ont ses faveurs. Durant l’entretien, les yeux de l’avocat ont pétillé deux fois. A l’évocation de MarieJosèphe Réchard, glorieuse aïeule ayant oeuvré pour les droits civiques des femmes. Et en dégainant de la poche intérieure de sa robe d’avocat «le contrat de réussite» rédigé par l’une de ses filles. Ah ! on oubliait, il a une montre Buzz l’Eclair. •