«Le dominé crée un langage qui n’est pas compris par ses dominants»
Jean-Pierre Goudaillier, linguiste à l’université Paris-Descartes, évoque la multiplicité des argots, la façon dont ils apparaissent dans les marges, et le processus d’intégration dans la langue officielle.
Ah, l’argot, cette fascinante langue verte de la rue ou plutôt des rues, protéiforme, vernaculaire, tentaculaire, se moquant de la langue standard, la déformant, la refusant, un langage se renouvelant sans cesse, créé par un groupe, une communauté, un gang, une profession pour se démarquer du groupe dominant… et paradoxalement adopté petit à petit dans toutes les couches de la société, ces mots passant dans le registre familier. Toute société a ses tabous, interdits, religieux, politiques, sexuels etc. Une des fonctions de l’argot est de les contourner. On crypte la conversation, on la code pour que les autres ne la comprennent pas. Jean-Pierre Goudaillier, spécialiste de la question et professeur de linguistique à l’université Paris-Descartes (1), tient à mettre plus particulièrement en avant la fonction identitaire : on marque par le langage l’appartenance à un groupe et comme tous les argots, le refus de la société telle qu’elle se présente de manière formelle.
Alors, c’est quoi l’argot ?
Un jargon de métier est bien souvent à la base d’un argot, dont la fonction traditionnelle est à la fois cryptique et ludique. Cryptique parce que sa fonction essentielle est d’exclure l’autre, c’està-dire qu’il faut être au moins trois pour qu’une situation argotogène ait lieu : deux qui cryptent, et utilisent entre eux la fonction «conniventielle», identitaire, et un troisième qui ne comprend pas. Ludique aussi, parce qu’on contourne l’interdit par des gestuelles langagières, et autres, telles que, par exemple, la casquette à l’envers et le bas du survêt relevé. C’est un refus de la langue standard, un registre de l’interstice dans lequel le dominé se glisse pour créer un langage qui ne soit pas compris par ses dominants. Il y a l’exemple d’une langue secrète dans le sud du Maroc, où les femmes ont inventé des formes linguistiques que les hommes ne comprennent pas, et, plus près, la langue des cités, qui revendique une identité culturelle que peut refuser la communauté linguistique française.
Comment un argot, puisqu’il y en a plusieurs, se forme-t-il ? C’est le peuple, la rue, qui fait en grande partie la langue. Pour le sociologue Christian Bachmann, la langue est un grand lieu de démocratie, tout va du bas vers le haut. Ef-
fectivement, les mots ou les expressions partent du bas de l’échelle, montent progressivement, deviennent familiers, passent dans la langue standard, qui va les adopter, puis le dictionnaire les entérine et ils font partie de la langue française. Exemple parmi d’autres, celui de «cambriole», en argot des malfrats de la fin du XIXe siècle, départ de la série cambriolage, cambrioler, cambrioleur, désormais admise par l’Académie française. La stigmatisation peuple/pas peuple n’a pas tellement lieu d’être puisque les bourgeois attrapent des mots, dans les bordels entre autres, et s’encanaillent à tous les siècles. Comme aujourd’hui les jeunes bourgeois parlent «le wesh» et utilisent des mots traditionnellement employés dans les banlieues. Il y a donc plusieurs argots ? Chaque époque a son type d’argot. Celui des années 50, 60, du siècle passé est différent de celui de l’entre-deux-guerres, de celui qu’utilisait Aristide Bruant à la fin du XIXe siècle, et n’a rien à voir avec le parler des Coquillards que l’on trouve dans les ballades de Villon au XVe siècle. Lors de la Grande Guerre, le recrutement est national, tous les patois, les dialectes et les langues régionales se mélangent. On a du parisien, du régional, des professions différentes, ouvriers, paysans, médecins, que sais-je, chacun avec son parler spécifique qui va donner un langage propre aux tranchées. Le «barda» ou le «gourbi», qui viennent du Maghreb au temps des guerres de colonisation, ou le «gaspard» (le rat), du patois lyonnais. Et le développement d’expressions très spécifiques détournant le sens classique des mots, comme «musiciens», que les soldats utilisaient à propos des haricots générateurs de flatulences, ou le «museau de cochon» pour désigner le masque à gaz, sans oublier le «billard», qui renvoie au terrain entre deux tranchées ennemies. Le terme «schleu» vient d’Afrique du Nord : il désigne alors un soldat des troupes territoriales et était utilisé dans l’argot des soldats combattants au Maroc (les Chleuhs sont alors des tribus berbères) avant de devenir un synonyme de boche, allemand. Quid de la langue des cités ? C’est un registre de la langue dont on dit qu’il est interstitiel, du français où se glissent des mots étrangers de diverses sources, maghrébines, africaines ou encore tziganes. La majeure partie des mots en ave des cités, «bicrave», «chourave», est d’origine tzigane, avec une adaptation assez courante du substantif au verbe: le «bedo» qui signifie quelque chose, n’importe quoi, en tzigane, devient joint, donc «beda» – cigarette–, donc «bedave» –fumer. Il n’y a pas de mots tirés des langues d’Asie, car les Asiatiques sont plus en autarcie, n’ont pas besoin de revendiquer une identité culturelle ou linguistique forte. On déstructure la langue standard en injectant des composants identitaires et en créant des marqueurs locaux. Les cités marseillaises empruntent par exemple beaucoup au parler des gitans présents dans le Sud. Le verlan, procédé linguistique qui consiste à inverser les syllabes, apparu dans les années 80 et qui met l’interlocuteur littéralement cul par-dessus tête, a été véhiculé par le rap, et c’est aussi un unificateur. Aujourd’hui, l’argot français contemporain et la langue populaire s’alimentent beaucoup de ce français contemporain des cités. Recueilli par E.P. (1) Comment tu tchatches ! – Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001 (troisième édition).