Satellite de Jupiter
Anne-Sophie Beauvais Essayiste, cette quadra anti-68 a croisé Emmanuel Macron à Sciences-Po et se réjouit de la prise du pouvoir par leur génération.
Ils ont 20 ans. Emmanuel Macron est assis derrière Anne-Sophie Beauvais en amphi à Sciences-Po Paris. Concentré et soucieux de ne pas perdre son temps, il lui tape sur l’épaule pour la faire taire quand elle roucoule trop allégrement avec son petit copain d’alors.
Lequel est toujours celui d’aujourd’hui même s’il vit loin, diplomate en poste à l’étranger. Preuve que Sciences-Po fait aussi office de nichoir, comme pour les Chirac, les Hollande–Royal ou les Najat Belkacem – Boris Vallaud.
Au même âge tendre, Marie, la mère d’Anne-Sophie, est étudiante en «socio» à Nanterre, en un temps où Cohn-Bendit est encore anar. Elle sera une soixante-huitarde révoltée et festive et vit désormais d’une petite retraite de correctrice dans l’édition. Sa fille de 39 ans se définit comme son exact contraire. Elle a commencé une carrière politique à droite. Elle fut attachée parlementaire, puis conseillère ministérielle de Valérie Pécresse. Admiratrice de Richard Descoings, le réformateur maison disparu, elle dirige désormais l’association des anciens élèves de Sciences-Po et la revue Emile, après avoir fait de la recherche de fonds pour la nurserie des élites françaises. Surtout, elle publie une enquête sur sa génération qui vient de prendre le pouvoir et compte bien déposséder les baby-boomers de leurs privilèges hédonistes et jean-foutre. Entre prétexte à retrouvailles et bilan d’étape, entre mélancolie des espoirs déçus et comparaisons consolantes, entre roman de Dumas et chanson de Bruel, elle a revu ses anciens condisciples de la rue Saint-Guillaume. Macron est la pointe avancée d’un groupe de hasard qui compte Matthias Fekl, ex-ministre PS, Gaspard Gantzer, communicant de François Hollande, Natacha Polony, télécrate souverainiste, Florian Zeller, romancier et auteur de théâtre, et bien d’autres hauts fonctionnaires, avocats ou journalistes qui voient leurs espoirs de sortir de quarantaine et leur besoin d’échapper à la tutelle décontractée de leurs aînés devenir réalité. Ensemble, ils dressent un portrait admiratif du meilleur d’entre eux qui a réussi «l’impossible, l’inédit» et les a propulsés sur le pavois au lieu de les consigner aux arrêts populistes de rigueur. Ils s’en souviennent comme d’un copain d’avant «bienveillant, discret, distant, rieur, sympa mais pas empathique», comme s’il était déjà un peu ailleurs, dragueur de puissants et vivant avec une femme qui aurait pu être sa mère. Pour eux, le jeune sabreur qui les fait rois et reines «a une
audace sans limites, brise les tabous, obtient ce qu’il veut, n’est retenu par rien». Mais il est aussi «séducteur et affable» et préfère «courtiser que provoquer» à l’image d’une génération X et Y à la fois, ni tétanisée par le passé ni totalement décomplexée devant le futur.
Anne-Sophie Beauvais ferait facilement siens les propos que lui tient un camarade de promotion, Alfred de Montesquiou. Le reporter de Paris Match tacle allégrement la galaxie 68 «omniprésente et castratrice, qui n’a rien voulu lâcher» et a légué à ses enfants chômage et sida. Il détaille: «Quand les baby-boomers ont eu envie de baiser, ils ont dit: “Faites l’amour sans entraves.” Quand ils ont eu envie de changer de système, ils ont fait Mai 68. Quand ils ont eu envie d’avoir des BMW, parce qu’ils avaient 35-40 ans, ça a été les années fric.» Et il date l’hygiénisme et «l’interdiction de fumer dans les restos» du rattrapage par la gravité médicale des sexagénaires abîmés par les excès. Opposons à nos procureurs que, pour mieux passer de vie à trépas, les papys boomers sont en train de réformer la prise en charge de la douleur et le droit à mourir à sa guise.
En 68, Marie fait la une de Elle en manifestante brune et échevelée. Cinquante ans après, l’hebdomadaire confronte mère et fille (1). Et le dialogue est animé entre la rebelle continuée aux cheveux blancs et la recentrée responsable, prudente et attentionnée. Un registre résume leur opposition. La mère refuse de mettre sa ceinture de sécurité et prend les ronds-points à l’envers quand elle estime que le plan de circulation est déficient. Sa fille, qui conduit parfaitement une Fiat 500 pour rejoindre la banlieue Ouest où toutes deux résident, lui donne parfois des points quand la maréchaussée menace de rafler son permis. Elle a même constitué une cagnotte pour lui acheter une voiturette quand sa mère fatiguera de repasser son code. L’aînée se défie de l’euro et convertit toujours en francs quand la plus jeune est une européiste convaincue, quadra libérale et mondialisée qui gagne environ quatre fois le smic. Marie se moque des gentillets qui nous gouvernent et qui plaisent tant à Anne-Sophie : «Ils sont tous pareils, moralisateurs et conventionnels !» Sa fille lui reconnaît le courage de se battre contre l’injustice. La mère est une animaliste de longtemps, avait pour meilleure amie «une prostituée du Bois-deBoulogne» et se bat contre la maltraitance en Ehpad depuis que ses parents, aristos polonais d’origine, y ont dépéri. Anne-Sophie Beauvais, elle, s’en veut encore de ne pas avoir sauté dans le train d’En marche. Elle aurait bien bataillé pour la députation dans cette circonscription des Yvelines où elle réside et qu’elle a beaucoup arpentée pour le compte de Pécresse, mais sa mère avait alors besoin de son soutien. Et cette fille unique tenait à venir en aide à celle qui l’a élevée seule, autant par orgueil que par refus de quémander. Quand l’argent manquait, la jeunette, elle, n’a pas hésité à faire comme Ségolène Royal. Elle a assigné son géniteur, commercial à succès plutôt de gauche, pour qu’il subvienne à ses frais de scolarité. Calme et structurée, attentive et conciliante, blonde et apprêtée, elle ironise doucement sur ce conformisme qu’elle porte en sautoir. Elle admet : «Je sais que j’ai l’air d’une chochotte snobinarde.» Son copain reconnaît qu’elle est «plus compliquée à définir» qu’on ne pense. Et ses employeurs la trouvent «plus
amusante» qu’imaginé. Si elle a voté Fillon aupremier tour en 2017, c’est par fidélité à une histoire plus que par traditionalisme. Agnostique, elle voudrait croire «à un grand ordonnateur». La maternité tardant, elle hésite à faire congeler ses ovocytes. Elle ne brandit pas le droit à l’enfant tout en restant compréhensive pour les désirs divers. Elle aimerait surtout que l’on fasse plus simple et moins technique et que l’adoption soit facilitée. Claustrophobe, elle s’en veut encore d’avoir entraîné les treize membres de son équipe dans un «escape game» et aime les courses en montagne, au-dessus de Chamonix avec grand air et horizon dégagé. Elle va peu au ciné, lit plutôt des essais ou des romans qui font écho à ses interrogations. Elle apprécie Houellebecq et surtout Céline. Qui lui a permis de briller lors du grand oral d’entrée à Sciences-Po. • (1) Elle, 18 mai.