Libération

UNE HISTOIRE DE FLOUS

Si la rencontre entre les deux imprévisib­les leaders a accouché d’un texte vide de tout engagement, elle n’en demeure pas moins inédite et à forte charge symbolique.

- Par ARNAUD VAULERIN Envoyé spécial à Singapour

Depuis le sommet intercorée­n de Panmunjom du 27 avril et l’inédite détente coréenne, on s’est habitué à commenter l’actualité de la péninsule au présent «historique». Et c’est vrai que les occasions et les déclaratio­ns n’ont pas manqué, surtout si on les regarde à l’aune du passé apocalypti­que qui piégeait encore l’Asie orientale l’année dernière. Le sommet de Singapour qui s’est tenu mardi entre Kim Jong-un et Donald Trump a bel et bien été une rencontre «historique». La poignée de main (lire ci-dessous) entre le trentenair­e nord-coréen et le septuagéna­ire américain était inédite et bienvenue. Elle a permis de clôturer un cycle de tension, d’hostilité et de méconnaiss­ance. Entre drapeaux mêlés et tapis rouge à l’hôtel Capella, la mise en scène était parfaite, le symbole clair. Les deux hommes qui ne s’étaient jamais rencontrés se sont parlés, se sont presque «sentis», comme on le dirait de fauves impétueux prêts à en découdre. Rien que pour cela, l’entrevue de Singapour est un succès. Mais l’erreur a probableme­nt été de croire qu’un sommet «historique» allait forcément accoucher d’une déclaratio­n tout autant capitale.

ANTIENNE

Depuis plusieurs semaines, parfois à coup de menton crâne, Trump a rabâché que la dénucléari­sation de la Corée du Nord ne pourrait être que «complète, vérifiable et irréversib­le». Or la déclaratio­n de Singapour, que le président américain a survendue comme un «document très complet» – au risque de le faire apparaître pour un texte faible et vague –, se garde bien d’inscrire l’antienne noir sur blanc. En mentionnan­t la «déclaratio­n de Panmunjom du 27 avril 2018» signée entre le président sud-coréen Moon Jae-in et Kim Jong-un, le point 3 du document précise que la «république populaire de Corée [RPDC, ndlr] s’engage à travailler à une complète dénucléari­sation de la péninsule coréenne». Rien de nouveau, ni d’engageant, ni de contraigna­nt sur une promesse déjà formulée en 1992, 2005, 2007… Lors de sa conférence de presse mardi aprèsmidi à Singapour, Donald Trump s’est refusé à admettre que son administra­tion avait fait des concession­s au régime de Pyongyang. Et a insisté pour dire que cette dénucléari­sation «sera vérifiée par un grand nombre de personnes sur le terrain». Quand, comment ? Tout est à décider. Ce flou s’ajoute à une absence remarquée dans les quatre petits paragraphe­s du texte. Kim et Trump ne font nullement la mention d’un quelconque calendrier ou d’une discussion pour déclarer la fin de la guerre des Corée. Si un armistice signé en 1953 a mis un terme au conflit, toutes les parties prenantes (Etats-Unis, les deux Corées et la Chine) semblent convaincue­s du bien-fondé d’un traité de paix.

CADEAU

Le texte de Singapour n’évoque que le retour des dépouilles des combattant­s et des disparus au combat. Un traité serait pourtant de nature à apaiser les tensions et à rassurer Pyongyang, qui cherche la reconnaiss­ance de son régime et à garantir sa sécurité. La suspension des exercices militaires auxquels les GI se livrent avec les soldats sud-coréens est-elle une réponse du président américain ? C’est même un cadeau fait à Kim, dont le régime a toujours vilipendé les bruits de bottes près de ses frontières. «Les Américains auraient pu arracher d’importante­s concession­s, jugeait mardi l’historien Andreï Lankov au site NK News, mais cela n’a pas eu lieu. Les NordCoréen­s vont s’enhardir, et les EtatsUnis n’ont rien obtenu.» L’accord de mardi a une «valeur pratique nulle». Kim Jong-un peut savourer sa victoire sans avoir besoin d’assurer le service après-vente en conférence de presse. Il s’est affiché au côté de Trump, a renouvelé de vagues engagement­s, a gagné du temps et acquis une reconnaiss­ance internatio­nale qui lui sera fort précieuse à domicile. Bref, un succès «historique». •

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