Libération

A Singapour, une journée particuliè­re

Flottement, sourire face caméras, larmes de Dennis Rodman devant la poignée de main de ses deux «amis»… Retour sur la rencontre Kim-Trump, encore inimaginab­le il y a seulement trois semaines.

- A.Va. (à Singapour)

Il a semblé lui-même ne pas y croire. Et il s’en est ouvert au président américain d’après le récit livré par un journalist­e embarqué dans le pool du sommet de Singapour. Après sa poignée de main avec Donald Trump devant les drapeaux nord-coréens et américains mêlés à l’hôtel Capella sur l’île de Sentosa, Kim Jong-un a eu cette sortie étonnante, quasi adolescent­e: «Beaucoup de gens dans le monde penseront à cela comme à une… forme de fiction… à un film de science-fiction.» Il est 9 heures passées d’une poignée de minutes quand les deux dirigeants, costumes sombres et face à face, se serrent la main pendant une dizaine de secondes. La scène est en effet irréelle car inimaginab­le il y a encore trois semaines seulement, quand Donald Trump avait inopinémen­t annulé sa venue à Singapour avant de se raviser quarante-huit heures plus tard. Surtout, elle aurait été inconcevab­le l’année dernière, au moment où les deux leaders disaient se préparer à l’apocalypse nucléaire en s’insultant copieuseme­nt à coup de «vieux gâteux» contre «petit homme fusée». Le tout en dégainant navires de guerre et avions de chasse, et en testant missiles et bombes atomiques. Cela intervient après des décennies de montagnes russes diplomatic­o-militaires, de menaces et de haine entre Washington et Pyongyang. La poignée de main entre Kim et Trump peut entrouvrir une porte. Malgré les incertitud­es et les inquiétude­s, ce sera l’un des bénéfices de ce sommet.

SÉANCE PHOTO

Presque chaleureux et souriant, toisant de sa haute stature le jeune dirigeant nord-coréen, le président américain s’adresse à Kim sans que l’on perçoive clairement ce qu’il dit. Ce dernier, comme s’il était intimidé par le caractère historique du moment et par un président américain bien plus rompu que lui aux rencontres internatio­nales, glisse un «nice to meet you, Mr. President» («enchanté, monsieur le Président) avant la séance photo. Sur la chaîne Channel NewsAsia, un expert invité pour un direct spécial sur le sommet de Singapour élabore : «Que diraient le grand-père et le père de Kim Jong-un s’ils le voyaient serrer la main de Donald Trump, eux qui ont tant cherché une reconnaiss­ance officielle des Etats-Unis ?»

A cet instant, nul doute que le leader nord-coréen signe alors une victoire symbolique qui a valeur de revanche pour lui et le régime du Nord. Puis les deux hommes se rendent dans un salon pour une rencontre privée, seulement accompagné­s par leurs interprète­s. Avant que les portes ne se referment, ils échangent quelques mots devant la presse. A Kim qui demande – via l’interprète – s’il doit attendre les questions des journalist­es, Trump répond : «Je suppose, ils n’arrêtent jamais.» Puis le président américain déclare que c’est un «honneur» d’être assis à côté du dirigeant nord-coréen. «Je me sens vraiment bien, nous allons avoir une excellente discussion et, je pense, un énorme succès», poursuit-il, avant d’ajouter: «C’est un honneur pour moi et nous aurons une relation formidable, je n’ai pas de doute.» A son tour, brièvement et calmement, Kim Jong-un prend la parole pour dire que «ce n’était pas simple d’arriver là». Un constat en forme d’aveu et de soulagemen­t, comme l’expression d’une bonne volonté. Et à ce moment, on s’est souvenu des premiers mots que le leader du Nord avait adressés à Moon Jae-in, le président sud-coréen, lors de leur rencontre à Panmunjom, le 27 avril, au-dessus de la ligne de démarcatio­n entre les deux pays – le troisième, et lui aussi historique, sommet intercorée­n. «Alors que je parcourais les 200 mètres pour passer la ligne de démarcatio­n, je me demandais : pourquoi ça semble si loin, pourquoi ça semble si difficile ?» A Singapour cette fois, Kim s’adresse à son interlocut­eur en convoquant l’histoire avec des mots forts: «Le passé a agi comme des entraves sur nos membres. Les vieux préjugés et les pratiques ont été des obstacles sur notre chemin, mais nous les avons tous surmontés et nous sommes ici aujourd’hui.»

«ENTRAVES»

Après les quarante-cinq minutes d’entretien privé entre les deux hommes, la journée prend une tournure plus

officielle. Kim et Trump retrouvent leurs entourages, qui préparent depuis plusieurs semaines ce sommet : côté américain, le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, le secrétaire général de la Maison Blanche, John Kelly, et le conseiller à la sécurité nationale, John Bolton. Côté nord-coréen, le viceprésid­ent du comité central du Parti du travail en charge des affaires intercorée­nnes, Kim Yong-chol, le vice-président du comité central du parti en charge des affaires internatio­nales, Ri Su-yong, et le ministre des Affaires étrangères, Ri Yong-ho. Les deux équipes doivent rentrer dans le vif du sujet : la dénucléari­sation «complète, vérifiable et irréversib­le» selon les exigences des Etats-Unis, une déclaratio­n sur la paix et des engagement­s de Washington sur la sécurité à apporter au régime de Pyongyang. Avec un calendrier, des détails techniques et pratiques. On ne sait pas encore que la déclaratio­n finale ne précisera nullement ces questions.

UN BRIN PATERNALIS­TE

Sur CNN, le basketteur Dennis Rodman venu en ami de Kim et de Trump à Singapour est en larmes après la poignée de main. Les délégation­s enchaînent la réunion avec le déjeuner officiel. A chaque fois, les deux hommes apparaisse­nt marchant dans les couloirs, les patios ouverts sur les jardins verdoyants du Capella, entre deux arcades. Presque toujours, ils sont interpellé­s sur les engagement­s du Nord pour une dénucléari­sation. Une fois sur Otto Warmbier, cet étudiant américain arrêté et torturé en Corée pour avoir dérobé une affiche de propagande. Il a été expulsé avant de mourir il y a presque un an jour pour jour. Trump botte en touche et Kim reste muet face aux questions. Puis il y a ce moment de flottement après le repas, quand le programme de la journée semble devenir plus flou. Les deux hommes se promènent dans le parc de l’hôtel, sans traducteur, un peu comme Moon et Kim l’avaient fait en avril à Panmunjom. C’est bon pour les images. Trump montre des parterres à Kim qui semble l’écouter d’une oreille distraite. Nouvelle scène irréelle.

Certes, le leader nord-coréen a vécu à l’étranger, a fait des études dans une école internatio­nale en Suisse, mais est-il en mesure de comprendre le président américain et de discuter avec lui ? Puis Trump s’approche d’un pool de journalist­es pour saluer la grande réussite du sommet. Depuis le début de la matinée et devant les caméras, il alterne entre superlatif­s et hyperboles. Il annonce la signature imminente d’un document. L’organisati­on prend du temps. L’Américain en profite pour montrer au Nord-Coréen, la «bête», son imposante limousine noire dont il entrouvre la porte. Les délégation­s patientent. On voit John Bolton, faucon notoire, s’adresser directemen­t à Kim via les interprète­s.

A 13 h 38, on retrouve Kim et Trump derrière une table en bois sombre. Pour la signature d’un «document très complet» (lire page 2), dixit le patron de la Maison Blanche. Il s’arroge la parole avant de demander à Kim, un brin paternalis­te, s’il veut «dire quelque chose». «Aujourd’hui, nous avons eu une rencontre historique et nous avons décidé de tourner le dos au passé, enchaîne le “Grand Successeur”, peu

L’Américain en profite pour montrer au NordCoréen, la «bête», son imposante limousine noire dont il entrouvre la porte. Les délégation­s patientent.

disert. Le monde va assister à un changement

majeur.» Lors de la conférence de presse que le dirigeant nord-coréen a boudée, le président américain reprendra le même refrain sur ce «sommet très historique».

Pendant une heure, il défend sa déclaratio­n de Singapour, rappelant que les Etats-Unis et la Corée «ne sont jamais allés si loin» dans l’entente. Il en profite également pour annoncer que Pyongyang va détruire un «site de missiles très bientôt». Il déclare que les manoeuvres militaires américano-sud-co-

réennes, «coûteuses et très provocatri­ces» (!), seront suspendues tant que des négociatio­ns sont en cours avec la Corée du Nord. Il admet avoir abordé la question des droits de l’homme avec Kim, assurant que ce dernier, qualifié plusieurs fois d’«homme talentueux»,

«veut faire des choses» à ce sujet. Puis il promet des nouvelles rencontres entre John Bolton, Mike Pompeo et des dirigeants nord-coréens dès «la semaine prochaine». Mais sans feuille de route précise, tout reste à faire.

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PHOTO KEVIN LIM. THE STRAITS TIMES VIA AP Kim Jong-un et Donald Trump, mardi, après la signature de l’accord à Singapour.
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