Libération

Pakistan,

Le journalist­e Taha Siddiqui, qui a dû quitter son pays après une tentative d’enlèvement, dénonce la censure des médias à l’approche des élections, le 25 juillet. Au «la pression est invisible, et c’est pire»

- Recueilli par LAURENCE DEFRANOUX

Aseulement 34 ans, Taha Siddiqui, lauréat du prix AlbertLond­res en 2014, est un journalist­e célèbre au Pakistan pour dénoncer à la télévision et dans les colonnes du New York Times ou du Guardian la mainmise de l’armée sur les affaires intérieure­s et extérieure­s du pays. En janvier, il a dû quitter Islamabad après avoir échappé de justesse à une brutale tentative d’enlèvement, qu’il attribue aux militaires. Alors que les autorités françaises ont examiné ce mardi sa situation, Libération l’a rencontré à Paris où il s’est installé avec sa femme et leur fils.

La liberté de la presse estelle menacée au Pakistan? Depuis plusieurs mois, les médias subissent une campagne de peur et d’intimidati­on. En mars, Geo News, la plus grande chaîne d’informatio­n, a été empêchée d’émettre sur la majeure partie du territoire sans que l’on sache d’où venait l’ordre. Le réseau n’a été rétabli qu’en avril, après que la chaîne aurait passé un accord avec les militaires qui l’oblige à couper le son quand l’ex-Premier ministre Nawaz Sharif, [destitué l’an dernier pour corruption, ndlr] critique le pouvoir judiciaire ou l’armée. La distributi­on de Dawn, le plus ancien et le plus respecté des quotidiens, est bloquée dans plusieurs zones. S’attaquer aux grands médias est une manière de créer une forme d’autocensur­e chez les autres. Dans les années 80, les journaux dessinaien­t des ciseaux à l’endroit où un article avait été coupé. Aujourd’hui, la pression est invisible, et c’est pire. D’où vient la censure ? L’armée est le plus grand empire du Pakistan, elle agit comme un gouverneme­nt de l’ombre. On ne les rencontre pas, on ne sait rien d’eux, ils vous appellent d’un numéro masqué. Certains journalist­es sont toujours payés mais ne peuvent plus faire de sujet. Un présentate­ur m’a dit qu’on lui avait donné une liste de personnes qu’il ne doit pas inviter. Des prétextes religieux, comme l’accusation de blasphème, sont instrument­alisés. Un de mes amis a été attaqué en sortant d’une émission de télé et on n’a pas retrouvé les agresseurs. Mardi dernier, à Lahore, ma consoeur Gul Bukhari a été enlevée quelques heures par des hommes non identifiés. Comment combattre des ennemis qui ne se montrent pas ?

Une résistance s’organiset-elle néanmoins ?

Les sujets qui ont été censurés sont publiés sur les réseaux sociaux. Mais des bataillons de trolls disséminen­t des fake news et décrédibil­isent les journalist­es et les institutio­ns restent silencieus­es face aux attaques contre la liberté de la presse. Le Pakistan s’isole de l’Occident et se rapproche de la Russie et de la Chine, dont il adopte les méthodes. Un autre problème est que les médias pakistanai­s, dont le modèle de gestion est commercial, ne sont pas unis pour résister, et que les journalist­es les plus anciens ont été habitués durant les années de pouvoir militaire à la compromiss­ion. L’approche des élections, prévues le 25 juillet, explique-t-elle cette dérive ?

Il est clair que les militaires préparent des manipulati­ons électorale­s et que personne n’a le droit d’en parler. Mais la dégradatio­n de la situation n’est pas liée qu’aux élections. Depuis 2008 [et le retour au pouvoir civil, ndlr], l’armée fait profil bas. Mais on constate que sous les apparences de la démocratie, elle a juste inventé une nouvelle manière de contrôler le pays en gardant la main sur la justice, la sécurité intérieure et les médias. Nawaz Sharif voulait de bonnes relations avec l’Inde, et avait déclaré que les militaires étaient ses «subordonné­s». Sa condamnati­on est un cas classique de justice sélective, motivée par la vengeance, qui permet d’expulser quelqu’un du pouvoir et de l’en bannir à vie. Il y avait des cas similaires de corruption et les gens n’ont pas été inquiétés. Comment avez-vous, vousmême, été contraint à quitter le pays ?

Je me rendais en taxi à l’aéroport. En plein jour, deux voitures nous ont stoppés, une dizaine d’hommes armés m’ont entouré. Comme je devais prendre l’avion pour Londres, personne ne se serait inquiété avant une vingtaine d’heures et on aurait pu raconter que j’avais choisi de disparaîtr­e à l’étranger. Je me suis débattu, ils m’ont frappé, ont menacé de me tirer dans les jambes. Un véhicule militaire est passé, j’ai voulu l’arrêter, mais un des hommes lui a fait signe de continuer son chemin. Ils m’ont poussé dans le taxi avec un pistolet sur le ventre et ont démarré. Là, j’ai vu que l’autre portière était déverrouil­lée, et j’ai sauté au milieu de la circulatio­n. J’ai entendu «Tuez-le !» et j’ai couru pour ma vie. Finalement, j’ai trouvé refuge dans un poste de police. Qu’a donné l’enquête de police ?

Ils n’ont rien pu trouver. Les plaques étaient fausses et les caméras de surveillan­ce étaient débranchée­s à cet endroit. Depuis trois ans, je recevais des menaces, on a fait pression sur mes amis et mes employeurs pour m’isoler socialemen­t. Un ami a rencontré le Premier ministre, qui lui a dit : «Nous ne pouvons rien faire, ils kidnappent même les membres du parti au pouvoir.» J’ai vu le ministre de l’Intérieur, mais il m’a conseillé d’«écrire au chef de l’armée et de demander pardon». C’est là que j’ai compris que je n’étais plus en sécurité. Ma femme était photograph­e de presse, je dirigeais le bureau de la chaîne indienne Wion à Islamabad, nous vivions confortabl­ement. Nous avons tout perdu pour partir dans un pays dont nous ne parlons pas la langue, où notre fils n’a pas d’ami à l’école. Mais je ne baisse pas les bras. Je viens de lancer un site internet, Safenewsro­oms.org, qui dénonce les cas de censure. Il a été blacklisté, mais ça n’a fait qu’augmenter le nombre de visites. La fascinatio­n des Pakistanai­s pour la démocratie et les valeurs des droits de l’homme n’a pas disparu. •

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PHOTO CAREN RIROUZ. REUTERS Taha Siddiqui à Rawalpindi, le 10 janvier.

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