Libération

Rome abandonne le navire, l’Europe prend l’eau

Le coup de frein italien force l’Europe à revoir sa politique migratoire, entre accueil contraint et fausses promesses de solidarité.

-

Le refus d’accueillir dans les ports italiens l’Aquarius et ses 629 migrants est brutal. Mais au-delà de l’émotion suscitée par cette décision sans précédent, très largement due au fait qu’elle émane d’un ministre de l’Intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini, leader d’une Ligue qui a fait de la xénophobie son fonds de commerce, rares sont ceux qui, à Bruxelles, condamnent ce geste spectacula­ire. Car cela fait des années que l’Italie est laissée seule face aux arrivées de migrants en provenance de Libye, comme avant elle la Grèce. «Aucun pays ne s’est montré solidaire de Rome, alors que régulièrem­ent le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouverneme­nt affirme, à l’unanimité, la nécessité de ne pas la laisser seule.» Un abandon européen qui explique en bonne partie la défaite du Parti démocrate et l’arrivée au pouvoir des démagogues du Mouvement Cinq Etoiles alliés à l’extrême droite de la Ligue. L’attitude de Malte qui a, une nouvelle fois, refusé d’accueillir l’Aquarius, en est la démonstrat­ion, alors que l’île est gouvernée par les travaillis­tes. C’est finalement le nouveau gouverneme­nt socialiste espagnol qui a sauvé l’honneur, à la grande satisfacti­on de Rome : «De mémoire de citoyen, c’est la première fois qu’un bateau ayant secouru des migrants en Libye les débarquera dans un autre port qu’un port italien, c’est le signe que quelque chose est en train de changer», s’est ainsi félicité Matteo Salvini. De fait, tous les pays européens qui participen­t aux différente­s opérations de Frontex (1) en Méditerran­ée («Poséidon» au large de la Grèce, «Aeneas» au large de l’Italie, à laquelle a succédé «Hermès», puis «Triton» et enfin «Thémis»), ont toujours posé comme condition que les migrants sauvés ne pouvaient être ramenés qu’en Italie et non pas dans le pays du pavillon du navire qui les avaient sauvés (2) alors que la Péninsule a accueilli, depuis 2013, plus de 700 000 migrants arrivés par bateaux. Paris, furieux de voir arriver des étrangers sans papiers sur son sol, a même rétabli les contrôles à la frontière italienne et pratique une chasse impitoyabl­e aux migrants.

La Commission, elle-même, ne s’est pas montrée très compréhens­ive. Fin 2015, poussé par une Allemagne qui venait d’accueillir un million de demandeurs d’asile et de migrants provenant de Grèce, l’Allemand Martin Selmayr, alors chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, a ainsi ouvert deux procédures d’infraction contre la Grèce, un Etat en faillite, et l’Italie parce qu’ils n’avaient pas créé suffisamme­nt de «hotspots» pour prendre les empreintes de tous les arrivants (afin de nourrir le système Eurodac). Une catastroph­e politique pour Matteo Renzi, alors Premier ministre, et une bénédictio­n pour les «populistes», à qui Selmayr a fourni un argument de campagne en or. A la suite de cette affaire, le membre italien du cabinet Juncker a démissionn­é avec pertes et fracas… Le problème est que la crise de l’Aquarius arrive à contretemp­s, la «vague migratoire» étant bel et bien passée. Désormais, les arrivées sont revenues à leur niveau d’avant 2015 : au 6 mai, l’Italie n’en a enregistré que 9657 depuis le début de l’année, soit une diminution de 77 % par rapport à la même période de 2017. «L’Aquarius, c’est largement du show», remarque-t-on à la Commission. Mais, convient-on, cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas trouver des solutions durables en cas de nouvel afflux.

Voeu pieux.

Or, si un corps européen de gardes-frontières, aux effectifs encore symbolique­s (1 500 personnes), mais qui vont considérab­lement augmenter dans les prochaines années, a été créé en 2015, la solidarité entre Etats membres est toujours un voeu pieux et le restera pour longtemps. Il n’est pas question de remettre en cause le droit de chaque pays d’accueillir ou non un étranger arrivant sur son sol et, en matière d’asile, c’est le premier pays d’arrivée qui reste, en principe, seul responsabl­e du traitement de la demande (règlement dit de Dublin). La Commission et une majorité d’Etats ont bien essayé de rendre obligatoir­e durant deux ans la relocalisa­tion d’une partie des demandeurs d’asile (et non leur séjour permanent), mais ce règlement est un échec, les pays d’Europe de l’Est refusant d’accueillir des étrangers dont ils ne veulent pas : en clair les musulmans. La propositio­n de réforme du règlement de Dublin, qui visait à rendre permanente la relocalisa­tion des demandeurs d’asile, est totalement bloquée et ne verra jamais le jour en l’état.

Ce qui peut se comprendre: comment obliger un Etat à accueillir des personnes dont il ne veut pas, et surtout comment contraindr­e des êtres humains à se rendre dans des pays où ils ne veulent pas aller ? Et la période récente a montré qu’il ne fallait pas compter sur la bonne volonté des Etats, d’autant que l’Allemagne, qui a voulu se montrer généreuse, l’a payé cher avec la percée de l’extrême droite de l’AfD. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron, qui avait critiqué durement pendant la campagne présidenti­elle cette absence de solidarité européenne, a vite remisé ses promesses.

Déni.

Pour Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et professeur associé à Yale, «l’Europe joue la survie de son espace de libre circulatio­n intérieur dans cette affaire. Si elle ne veut pas voir les frontières resurgir partout, elle n’a pas d’autre choix que de trouver des mécanismes de solidarité pour soulager les pays de la ligne de front». Cela passera aussi par des accords avec les pays tiers, tels ceux conclus avec la Turquie ou le Maroc, afin qu’ils assurent le contrôle de leur littoral, et des accords de réadmissio­n avec les pays d’origine pour les étrangers déboutés du droit de séjour. Le gouverneme­nt italien vient utilement de rappeler aux Européens qu’ils doivent sortir du déni: on ne peut à la fois vouloir sauver les migrants de la noyade et se laver les mains de leur sort.

JEAN QUATREMER Correspond­ant à Bruxelles (1) L’agence européenne chargée de coordonner le contrôle des frontières extérieure­s de l’Union; (2) Près de 900 000 personnes ont ainsi été sauvées depuis 2015 dans toute la Méditerran­ée.

«Si elle ne veut pas voir les frontières resurgir partout, l’Europe n’a pas d’autre choix que de trouver des mécanismes de solidarité.» Patrick Weil directeur de recherche au CNRS

 ?? PHOTO KENNY KARPOV. SOS MÉDITERRAN­ÉE. AP ?? Des médecins de MSF se trouvent à bord de l’Aquarius.
PHOTO KENNY KARPOV. SOS MÉDITERRAN­ÉE. AP Des médecins de MSF se trouvent à bord de l’Aquarius.
 ?? PHOTO G. ISOLINO. AFP ?? en mars 2017.
PHOTO G. ISOLINO. AFP en mars 2017.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France