Libération

PROCÈS CONTRE FRANCE 2 Bloqué à la porte, Bolloré se prend la fenêtre

Une semaine après le tribunal correction­nel de Nanterre, le tribunal de commerce de Paris a débouté l’homme d’affaires dans ses accusation­s de «dénigremen­t» concernant un documentai­re diffusé en 2016.

- Par RENAUD LECADRE

Le tribunal de commerce (TC) est incompéten­t. En conséquenc­e de quoi Vincent Bolloré s’est fait bananer. C’est le TC qui vient de le dire, mardi après-midi, saisi par le patron du groupe éponyme, et accessoire­ment de Vivendi ou Canal+, fort mécontent d’un documentai­re, Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien, diffusé dans l’émission Complément d’enquête en avril puis juillet 2016 sur France Télévision­s, peu élogieux à son égard. L’avocat du groupe Bolloré, Me Richard Malka, a indiqué à l’AFP qu’il allait faire appel. Dans le documentai­re, «Vincent Bolloré est présenté comme dénué de scrupules, prêt à tout pour prospérer», s’indigne sa défense – qui n’a pas totalement tort sur ce point… Notons que l’auteur du documentai­re, Tristan Waleckx, s’est vu décerner en 2017 le prix Albert-Londres, une des plus prestigieu­ses distinctio­ns dans le domaine du journalism­e.

Bolloré avait attaqué, non seulement pour diffamatio­n, devant le tribunal correction­nel, juge naturel des médias, mais aussi devant la justice commercial­e, juge des litiges entre les entreprise­s, ne réclamant pas moins de 50 millions de dommages et intérêts à la chaîne publique. Au motif que France 2 se serait livré à une entreprise de «dénigremen­t», sous couvert d’enquête journalist­ique. A l’aune de cette méthode qui consiste à saisir le tribunal de commerce au nom d’un dénigremen­t entre entreprise­s présumées concurrent­es, tout ce qui serait écrit dans Libération (dont le principal actionnair­e, Patrick Drahi, également propriétai­re de chaînes de télévision­s telle BFM TV, peut être présenté comme un concurrent de Vincent Bolloré) serait par avance suspect.

Seconde chance au grattage

Si, mardi, le tribunal de commerce a vaguement reconnu dans ses attendus un préjudice moral, il a réfuté toute dimension commercial­e: «Aucune des critiques soulevées par le Groupe Bolloré, fût-elle exacte, ne vise l’impact négatif du contenu du reportage sur les produits diffusés par le groupe, mais seulement l’impact négatif en ayant résulté sur son image.» Double échec. La semaine dernière, le tribunal correction­nel de Nanterre, statuant, lui, en matière de diffamatio­n, déboutait Vincent Bolloré, en lui infligeant de surcroît 21 000 euros à reverser à la partie adverse pour ses frais de procédure. «Tarif très inhabituel», relevait benoîtemen­t Jean Castelain, avocat de France Télévision­s. Défaite sur le fond. Seconde chance au grattage devant le tribunal de commerce, et autre défaite, mardi. Sur la forme cette fois, le TC refusant de se mêler au barnum (1). Comme d’autres hommes d’affaires avant lui, il sera plus difficile à l’avenir pour Vincent Bolloré de tenter de contourner commercial­ement la législatio­n sur la liberté de la presse.

«Marcel Dassault, Michel-Edouard Leclerc, les frères Costes, Luc Besson ou encore Bernard Arnault ont tous fait l’objet d’un portrait, marqué, à l’instar de Vincent Bolloré, par l’absence de complaisan­ce ou de critique déplacée», avait plaidé Me Castelain devant le tribunal de commerce. Mais seul Vincent Bolloré avait osé porter le pet, du moins commercial­ement. Avec en tête un scénario un poil parano-complotist­e : si France Télévision­s s’en prend au taulier de Canal, ce serait forcément pour de mauvaises raisons…

Personne physique ou morale? Chez Vincent Bolloré, on peine à distinguer ce qui relèverait de l’homme d’affaires, de l’homme tout court –catholique revendiqué, Breton devenu Parisien, à moins que ce ne soit l’inverse… Trêve de plaisanter­ie, les tribunaux ont statué : toute critique de Bolloré ne saurait relever du dénigremen­t commercial, financier, ou industriel, comme ses avocats l’ont défendu, mais simplement de la liberté de la presse. Demeure cette incompréhe­nsion entre Bolloré et les médias. Fin 2016, le Syndicat national des journalist­es (SNJ) publiait ce communiqué : «La menace pécuniaire, brandie comme une arme de dissuasion, n’est-elle pas

Personne physique ou morale ? Chez Vincent Bolloré, on peine à distinguer ce qui relèverait de l’homme d’affaires, de l’homme tout court – catholique revendiqué, Breton devenu Parisien, à moins que ce ne soit l’inverse…

destinée à généralise­r l’autocensur­e ? Vincent Bolloré l’a bien compris, qui porte désormais ses attaques devant le tribunal de commerce.» Une épée de bois, au cas d’espèces…

Raté pour cette fois

Normalemen­t, les litiges soumis au tribunal de commerce relèvent de l’ordinaire des affaires, des bisbilles interentre­prises. «Le reportage en cause ne constitue ni un banc d’essai comparatif de produits, ni l’instrument d’une prétendue lutte commercial­e entre France Télévision­s et la société Bolloré, souligne Me Castelain, laquelle tente vainement d’appliquer au journalism­e des solutions relevant d’un litige commercial.» C’est raté pour cette fois, mais d’autres procédures sont à venir. La loi sur le secret des affaires, qui devrait être ratifié définitive­ment jeudi par l’Assemblée nationale, enfoncera d’autres portes ouvertes en ce sens par le législateu­r. •

(1) Début 2018, le tribunal avait enjoint au journal

Challenges de retirer de son site internet un petit article mentionnan­t le placement sous mandat ad hoc de Conforama, au nom du secret des affaires.

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PHOTO ALAIN GUILHOT. DIVERGENCE Vincent Bolloré, le 25 avril 2017 à Paris.

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