Les parents d’un enfant né avec des malformations graves assignent en justice la firme rachetée par Bayer. Ils veulent prouver que la société connaissait la nocivité de ses produits.
Glyphosate : le long combat d’une famille contre Monsanto
C’est une première. Jusqu’ici, personne n’avait intenté de procès à Monsanto pour des malformations dues au glyphosate, l’herbicide le plus vendu au monde. Voilà qui est fait. Selon les informations de Libération, Sabine et Thomas Grataloup, les parents de Théo, né il y a onze ans avec de graves malformations de l’oesophage et du larynx, ont assigné fin mai la firme américaine, rachetée le 7 juin par l’allemand Bayer, devant le tribunal de grande instance de Vienne (Isère). Il s’agit d’une procédure civile et non pénale, car «le pénal fait affronter un océan d’incertitudes, dans la temporalité et dans l’issue, alors que les règles qui commandent la responsabilité au civil nous apparaissent plus protectrices des droits de Théo et de sa famille», indiquent leurs avocats William Bourdon, Amélie Lefebvre et Bertrand Repolt. L’assignation, un document de 61 pages (hors annexes) dont Libération a obtenu une copie, a été délivrée par huissier les 29, 30 mai et 4 juin à Monsanto, mais aussi à la société française Novajardin, qui a distribué le produit, et la caisse primaire d’assurance-maladie de l’Isère – pure formalité. Il décrit d’abord longuement le calvaire de la famille iséroise. Dès la naissance, Théo a dû être opéré en urgence pour séparer les systèmes digestif et respiratoire. A 3 mois, il a subi une trachéotomie, qui lui laisse aujourd’hui encore un gros trou dans la gorge, par lequel il respire et qui lui interdit toute activité aquatique. N’ayant plus de cordes vocales, Théo était muet jusqu’à ce qu’il apprenne à s’exprimer par la voix oesophagienne, métallique et gutturale, «qui n’évoluera jamais» et l’expose aux railleries des autres enfants. Il a été nourri par sonde jusqu’à 6 ans et met toujours du temps à avaler ses repas, dont la composition doit être adaptée. Ses parents, qui ont dû aménager leur activité professionnelle –ils s’occupent d’une agence de voyages spécialisée dans les randonnées équestres – pour accompagner Théo en permanence, ont dû gérer dans l’urgence plusieurs épisodes traumatisants pendant lesquels ils craignaient de voir leur fils mourir. Fin mai, le garçon a subi sa 53e opération. Et le risque vital reste permanent.
Dans leur assignation, les avocats des Grataloup s’attachent à établir un lien de causalité entre les malformations de Théo, qualifiées d’«exceptionnelles» par les spécialistes qui l’ont suivi, et son exposition au glyphosate in utero. En début de grossesse, quand Sabine Grataloup ignorait encore être enceinte, elle a désherbé pendant plusieurs jours la carrière d’équitation familiale avec du Glyper – un générique du Roundup de Monsanto, fournisseur de la substance active –, car une publicité vantait son innocuité. Or, c’est à ce stade clé que l’oesophage et la trachée se forment chez le foetus.
Rapport enterré.
S’appuyant sur 15 études publiées entre 2002 et 2017 sur les effets tératogènes (provoquant des malformations du foetus) du glyphosate, le premier chirurgien pédiatre à avoir opéré Théo conclut son attestation ainsi: «Ma conviction est que l’implication du glyphosate dans l’apparition du syndrome polymalformatif que Théo a présenté à la naissance est hautement probable», en l’absence de facteurs génétiques identifiés chez la mère et l’enfant. Ce que confirme un chirurgien ORL, dans une autre pièce du dossier.
Selon les avocats de la famille Grataloup, Monsanto «a commis une faute, en ce qu’elle n’a pas délivré une information complète des précautions d’usage du Glyper dans sa notice d’utilisation, violant par conséquent l’obligation à laquelle elle était contractuellement tenue». Violation d’autant plus «manifeste et grave que les sociétés n’ignoraient pas les risques liés à l’usage du Glyper». Dans le cadre d’un procès intenté aux Etats-Unis par des centaines de travailleurs agricoles touchés par un cancer du sang, des milliers de documents internes de Monsanto ont été publiés en 2017 sous le nom de «Monsanto Papers». Ils prouvent notamment que la firme s’inquiétait dès 1999 du potentiel mutagène du glyphosate,
«Leur ambition est de faire établir l’incroyable cynisme de Monsanto.» William Bourdon avocat de la famille
dans un rapport commandé au scientifique britannique James Parry, puis enterré, et dont les avocats de la famille Grataloup demandent communication à Monsanto, parmi d’autres pièces. Ces derniers demandent aussi au tribunal d’ordonner une expertise médicale de Théo et, en attendant le chiffrage définitif des préjudices subis, de condamner les sociétés attaquées à verser une indemnité provisionnelle de 30 000 euros aux époux Grataloup.
«Dignité».
Mais obtenir une réparation financière est loin d’être la préoccupation première de la famille. «Ce combat contre le glyphosate est celui de notre vie, il est essentiel que cela n’arrive pas à d’autres», explique Sabine Grataloup, qui se dit «écoeurée» par le rejet massif, fin mai par les députés, des amendements visant à inscrire dans la loi la promesse présidentielle d’interdire le glyphosate en trois ans. «Pour cette famille, il y a une dimension très citoyenne et morale dans ce procès, ajoute Me Bourdon. Leur ambition est de faire établir l’incroyable cynisme de Monsanto et sa responsabilité dans ce qui est pour eux une tragédie au quotidien. Leur dignité est la plus belle des motivations pour un avocat.» Pour lui, l’enterrement par Bayer du nom sulfureux de sa cible n’aura «pas d’impact, puisque les conséquences civiles attachées à ce procès feront partie du passif de la société Monsanto». Mais il s’attend à une bataille «acharnée» : «Monsanto, comme il le fait mondialement, va multiplier tous les tirs de barrage possibles pour essayer de maintenir son irresponsabilité.» Il se dit toutefois «confiant», car «jurisprudence à l’appui, le droit positif est largement l’allié de la famille Grataloup» . Et espère un jugement «d’ici quinze à dix-huit mois». •