Entre conte gothique et romance ado, le nouveau film des réalisateurs de «Salvo» évoque avec justesse le rapt et la mort du fils d’un ancien mafieux.
«Sicilian Ghost Story», calvaire au nom du père «Filles du feu», les ardentes combattantes du Rojava Au Kurdistan syrien, le docu de Stéphane Breton suit le destin parfois tragique de ces femmes qui luttent contre l’Etat islamique et l’armée syrienne.
Pourquoi partir chez les filles du feu? Pourquoi aller les voir ? Il se pourrait que nous en ayons besoin. Comment ça ? D’abord, il se pourrait que ce monde ait besoin d’elles, et jusqu’à preuve du contraire, nous en faisons partie. Ensuite, il se pourrait qu’il y ait quelque chose à voir là-bas, pour nous tous : dans cet endroit où il y a surtout quelque chose à faire, où les filles du feu font la guerre.
Voir quelque chose, encore aujourd’hui, c’est faire un film. Le documentariste Stéphane
Al’origine de Sicilian Ghost Story, un fait divers qui marqua fortement la mémoire collective sicilienne : l’enlèvement en 1993, puis l’assassinat 779 jours plus tard, de Giuseppe, 12 ans, fils du mafieux repenti Santino Di Matteo, devenu informateur pour la police après avoir été impliqué dans l’attentat contre le juge Breton a fait un film là où il y avait peut-être, pour lui et pour nous, quelque chose à voir : c’est au Rojava, le Kurdistan syrien, une région autonome tenue et défendue, depuis le début de la décennie en cours, par les Unités de protection du peuple (YPG), ces forces armées dont les combattantes font front contre l’Etat islamique d’une part et l’armée syrienne d’autre part. Il y a passé huit mois, et son film nous en rapporte quelques scènes qui composent en fait un récit, mais à la façon d’un messager : le film sait bien qu’il sera monté et montré à un autre endroit que celui où il a été tourné, et avec un certain écart temporel. Le film en revient.
Fil rouge.
Dans le cinéma aujourd’hui, c’est le documentaire qui invente de nouvelles formes de récit et de Falcone. En retenant le fils, la Cosa Nostra espérait faire taire le père, mais le stratagème se révélant inefficace, l’enfant fut étranglé et son corps dissous dans de l’acide.
Hibou complice.
A partir de cette histoire vraie particulièrement sordide, démontrant la bêtise et la brutalité de la mafia locale, Fabio narration – tels les films de Wang Bing (lire page 22) –, peut-être à cause de cet écart temporel, entre deux espaces distants, qui l’oblige à se poser la question – celle que la fiction se pose de moins en moins. Nous sommes donc Grassadonia et Antonio Piazza (remarqués en 2013 avec Salvo, qui mélangeait déjà thriller et tragédie amoureuse), construisent un conte gothique en y entremêlant romantisme adolescent et animisme – n’y manquent ni la forêt enchantée ni le hibou complice. Ils imaginent une petite amie à Giuseppe, nommée Luna, et accordent tout le film à son point de vue obsessionnel, passionné et poétique.
Une première partie flirtant avec le cinéma d’horreur accompagne l’enquête entreprise par Luna après la disparition inexpliquée du garçon, énigme rendue d’autant plus angoissante par l’attitude mystérieuse des parents, leurs silences, leurs secrets face à la candeur de la jeune fille. Puis, lorsque les causes sont éclaircies, s’établit une sorte de communication télépathique entre les deux amoureux, par la pensée et le rêve, mais aussi à travers des puissances et des flux plus mystérieux circulant dans les objets et la nature, transcendant toutes les distances, et même la mort. Grassadonia et Piazza n’hésitent devant rien, y compris montrer le trajet de morceaux de chair dans l’eau d’une rivière, où la mémoire du défunt – ou son âme – finit par se concentrer dans une goutte qui s’écrase sur le visage de celle qui le pleure. Cet exemple dit bien à quel point ce avec les combattantes, entre les batailles, dans ces plans qui sont autant de blocs de souvenirs, autant d’épisodes: le cadavre et le chien, le guet, le thé dans la nuit au réveil, la visite sur les lieux d’un combat où des camarades sont film étrange slalome entre deux grands écueils: le sordide, côté description du fait divers, et la niaiserie, côté romantisme pubère. Mais par le délicat équilibre de son scénario et de sa mise en scène, et par l’émouvante présence de ses jeunes acteurs, il parvient à ne sombrer ni dans l’un ni dans l’autre.
Funèbre.
Certes, les cinéastes frôlent quelques limites à travers une esthétique parfois trop lisse ou en s’autorisant des twists un peu gênants à la toute fin, mais il faut avant tout voir ce film comme la description d’un mécanisme de deuil, un deuil individuel (Luna et son amour empêché par la violence et la peur des adultes) et collectif (la société sicilienne meurtrie par la mort d’un enfant) rendu possible par les pouvoirs de la fiction, les libertés du songe, les méandres du fantastique. Sicilian Ghost Story est une fable funèbre dédiée à un jeune martyr de la mafia, un tombeau dont la forme s’accorde à l’imaginaire de l’âge qu’il ne cessera jamais d’avoir. SICILIAN GHOST STORY de FABIO GRASSADONIA et ANTONIO PIAZZA avec Julia Jedlikowska, Gaetano Fernandez, Corinne Musallari… 1 h 57. tombés, le trajet vers la bataille, la répartition des troupes. Et comme fil rouge de tous ces moments avec les combattants, le portrait de l’une d’entre elles, Diljin Ararat, tuée le 25 avril 2017 près d’Afrin, à qui le film est plus particulièrement dédié. C’est elle qui chasse le chien au début, qui évoque le souvenir des disparus, et qui répartit les troupes. On la voit faire.
Poésie.
MARCOS UZAL
Le film, même si nous ne l’apprenons qu’à la fin, était son tombeau. Simple bloc, orné de quelques références comme seuls ajouts: un titre de Gérard de Nerval (les Filles du feu), une épigraphe de Thucydide (la Guerre du Péloponnèse), des bribes de Stravinsky (l’Oiseau de feu) – la poésie des souvenirs, l’histoire des combats, la musique des contes, réunies sur le versant du mythe, qui est le revers du tombeau, mais dont il se pourrait que nous ayons besoin pour continuer à voir quelque chose.
LUC CHESSEL FILLES DU FEU de STÉPHANE BRETON (1 h 20).