Libération

Yvette Horner, art sonique et vieilles bretelles

Star dans les années 60 et 80, l’accordéoni­ste, morte lundi soir, se disait «populaire, pas vulgaire». Elle avait refusé d’être embarquée par le FN en 2012.

- PIERRE CARREY

Eternité ringarde d’une France mythifiée, douce, rance et qui n’a jamais existé. Modernité fluorescen­te (comme ses cheveux orange vif ), fleuron des Trente Glorieuses, icône clignotant­e des années 80, draguée par toutes les époques et tous les partis mais jamais récupérée. Yvette Horner est morte lundi soir à 95 ans, à son domicile de Courbevoie (Hauts-de-Seine). Tombe un monument de la culture populaire, un personnage kitsch à peine esquinté par les 12 kilos de son accordéon, ses 70 ans de carrière, ses 125 disques enregistré­s et 30 millions de vinyles qui refluent aujourd’hui dans les brocantes et vide-greniers. «Vevette» était «DJ». Obligatoir­e invitée aux fêtes, anniversai­res, thés dansants, jusqu’aux spectacles de casinos ou la scène de l’Opéra de Paris. Pas de platines, elle promenait un bestiau à soufflets, pendu à ses bretelles. Le piano du pauvre. Dans la France des années 50 et 60, la campagne qui vivote et les faubourgs qui triment, le bal musette triomphe, porté par une poignée de vedettes, étoiles d’un Top 50 qui n’existe pas encore: Jean Ségurel (1908-1978), André Verchuren (1920-2013), Aimable (19221997) et elle. La jeunesse yéyé est saoulée et le chanteur Antoine a l’idée d’enterrer Yvette vivante. C’est Mai 68 en 1966 : «L’autre jour, j’écoute la radio en me réveillant / C’était Yvette Horner qui jouait de l’accordéon / Ton accordéon me fatigue Yvette / Si tu jouais plutôt de la clarinette» (les Elucubrati­ons). Raté. Vingt ans plus tard, Antoine s’exile sur son bateau, alors qu’Yvette fait toujours un malheur aux pistons.

Look vamp.

La deuxième carrière de Horner commence vers 1986. Elle perd son mari, René Droesch, ancien footballeu­r aux Girondins de Bordeaux. Jean Paul Gaultier la redessine. Look vamp qui se voit de très loin : yeux pervenche, cheveux roux (devenus renard, mandarine ou carrosseri­e de limousine au fil du temps), des costumes disco et une jupe tricolore puisque la France, c’est elle. Mieux qu’une accordéoni­ste version Mireille Mathieu, qui serait restée clouée dans une période, Yvette Horner se relance en jouant du David Bowie et du Michael Jackson. Nouvelle star pop à plus de 60 ans.

Née à Tarbes (Hautes-Pyrénées) le 22 septembre 1922, Yvette Horner s’était éveillée à la musique grâce aux concerts du Théâtre des nouveautés, propriété de sa famille, qui deviendra par la suite un cinéma porno. Elle présente des dispositio­ns pour le piano, auréolée d’un premier prix au conservato­ire de Toulouse à l’âge de 11 ans, mais sa mère la contraint à jouer d’un instrument moins cher, l’accordéon. «J’en ai pleuré pendant trois ans», raconte-t-elle. Sa virtuosité lui permet cependant de remporter la Coupe du monde de l’accordéon à 26 ans, première femme inscrite au palmarès. Son catalogue était aussi éclectique qu’un Spotify ou un Deezer, délivrant du Bach (elle se produit avec le pianiste classique Samson François) que du free-jazz (duo avec le trompettis­te Jac Berrocal) ou du Richard Galliano, le modernisat­eur de l’accordéon, en passant par des chansons populaires que le public pouvait lui réclamer à la volée. Elle donne également des airs de sa compositio­n, en solo ou portée par un orchestre, huit accompagna­teurs ou format symphoniqu­e. «Si je joue un morceau populaire, ce ne sera pas vulgaire […], je le jouerai comme un classique», déclarait-elle à la radio RFI en 2006. Maurice Béjart, qui en fit une fée dans le ballet CasseNoise­tte, la situe lui aussi «à cheval entre le savant et le populaire».

Son répertoire politique a la même étendue, Yvette Horner s’affichant d’abord avec un accordéoni­ste, un autre grand moderne, Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances dans les années 70. Le 14 juillet 1989, pour le bicentenai­re de la Révolution, c’est Jacques Chirac, le maire de Paris, qui finance son concert place de la Bastille. Mais elle enchante aussi Danielle Mitterrand et Jack Lang en 1987, quand elle métisse sa French touch avec le musicien guinéen Mory Kanté et le groupe reggae Couscous Klan. «Est-ce que c’est une prise de position politique en faveur du mélange ?» l’interroge l’animateur Thierry Ardisson. Horner répond : «C’est une idée qui m’a séduite, parce que la musique est là pour tendre la main et donner de l’amour.» Elle précise qu’elle envisage d’organiser une soirée «avec de nombreuses races [sic], où nous nous tendrons la main pour faire voir au monde que c’est l’amour qui fonde, c’est cette chaleur humaine…»

Grave gaffe.

Ces propos ne découragen­t pas le FN de tenter une OPA en 2012. Le porteparol­e Florian Philippot affirme ainsi: «Je sais que chez elle, elle a une pièce entièremen­t bleu, blanc, rouge. Je sais qu’elle est très, très patriote.» Mais Marine Le Pen compromet tout rapprochem­ent avec la musicienne, en traitant Jean-Luc Mélenchon d’«Yvette Horner de la politique». Grave gaffe. L’accordéoni­ste réplique sur sa page Facebook officielle : «Que l’on sache que je ne soutiens personne car la musique ne se récupère pas. Elle appartient à tous.»

Rude boulot d’icône. Sur le Tour de France qu’elle égayait dans les années Louison Bobet, Jacques Anquetil et Raymond Poulidor (19521963), aussi célèbre que les champions cyclistes, Yvette Horner avait déjà donné de sa personne. Rare fille embarquée, miss du désir, assise sur une voiture de la caravane publicitai­re, un sombrero sur la tête et les moustiques s’écrasant entre ses dents. Quand elle était lessivée, elle rentrait dans le véhicule et posait un mannequin à son effigie sur le capot (cette Yvette Horner en tissus et chiffons s’est adjugée 2 200 euros dans une vente aux enchères en 2005). Furieux, les spectateur­s qui avaient pigé la supercheri­e criaient : «Remboursez ! Remboursez !» Yvette Horner n’a jamais compris pourquoi la foule voulait la dévorer jusqu’aux os: «Pourtant, c’était gratuit!»

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PHOTO AGIP. RUE DES ARCHIVES Yvette Horner et son accordéon dans la caravane du Tour de France en 1958.

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