BONS BAISERS DE RUSSIE
Griezmann et l’équipe de France peuvent-ils revenir au sommet du foot mondial ? La Coupe du monde débute ce jeudi à Moscou, vitrine de la nouvelle puissance russe.
Le monde s’est donné rendezvous en Russie pour les quatre semaines à venir. A partir de ce jeudi, le pays accueille pour la première fois la Coupe du monde de football. Onze villes, douze stades, quatre fuseaux horaires. Un événement à la résonance planétaire dont le Kremlin souhaite faire une vitrine de sa puissance retrouvée. Mais entre 2010, année où la Russie a obtenu l’organisation du tournoi, et 2018, le pays a changé. Les promesses d’ouverture ont cédé la place à une nouvelle guerre froide. Cette Coupe du monde apparaît comme le reliquat d’une époque révolue, quand la Russie ambitionnait encore de séduire. C’est fini, d’autant que les affaires de dopage, corruption, hooliganisme, racisme… des maux endémiques du sport russe, ont émaillé la préparation du Mondial. Mais il est fort à parier que tout sera oublié dès ce jeudi après-midi, au coup d’envoi du premier match à Moscou.
DIPLOMATIE
Depuis son retour au Kremlin, en 2012, Poutine, après avoir laissé les classes moyennes des grandes villes croire qu’elles avaient acquis le droit de manifester en masse pour lui exprimer leur désamour, resserre méthodiquement les vis, en limitant toujours plus les libertés individuelles et en étouffant toute contestation. Les ONG de défense des droits de l’homme deviennent des «agents de l’étranger». Les prisonniers politiques réapparaissent comme une catégorie carcérale et peuvent se compter par dizaines. Pour n’en citer qu’un, le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, accusé de terrorisme pour ne pas avoir soutenu joyeusement l’annexion de la Crimée, purge depuis 2015 une peine de vingt ans de camp en Sibérie. En ce jour de coup d’envoi, il en est à son 30e jour de grève de la faim.
Dès 2014, l’année des «Jeux de Poutine», à Sotchi, censés présenter au monde un pays moderne, puissant et bienveillant, la Russie endosse le rôle du grand voisin brutal. Elle annexe la Crimée et soutient militairement les séparatistes dans l’est de l’Ukraine. L’économie, affaiblie par la chute du prix du pétrole, encaisse difficilement les sanctions occidentales qui s’ensuivent. Au nom de la lutte contre le terrorisme, Moscou s’engage dans le conflit syrien du côté de Bachar al-Assad et prétend s’acharner contre l’Etat islamique tout en bombardant essentiellement des zones où il ne se trouve pas. Sur fond d’une guerre de désinformation, le Kremlin s’immisce dans les élections américaines. Enfin, dernièrement, la tentative d’assassinat de l’ex-espion Sergueï Skripal et de sa fille à l’aide d’un poison d’origine soviétique, le «Novitchok», que Londres impute à Moscou, est venue compléter le portrait d’une Russie dont on ne peut plus que se méfier. Pas de quoi, pour autant, motiver des appels au boycott, que la Fifa, fidèle à sa ligne, aurait de toute façon écartés d’un revers de main.
«La Coupe du monde n’aura pas d’impact particulier sur l’image de la Russie, devenue trop toxique, comme l’était l’URSS de Brejnev au moment des JO de Moscou en 1980, assure Andreï Kolesnikov, du think tank Carnegie. L’objectif des élites russes est de faire une démonstration de soft power. Sauf que la dernière tentative du genre, après les JO de Sotchi en 2014, s’est soldée par l’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine. Nous n’avons donc aucune raison d’être optimistes.»
DOPAGE
Fin 2014, la télévision allemande révèle un système de dopage institutionnalisé, orchestré au plus haut niveau de l’Etat russe et déployé aux JO de Sotchi. Pendant la nuit, les échantillons d’urine des sportifs dopés étaient échangés contre des échantillons «propres», à l’aide d’une trappe dans le mur du laboratoire antidopage. Le rapport McLaren, publié en juillet 2016, valide les témoignages des lanceurs d’alerte russes. La Russie est interdite de participer sous ses couleurs aux Jeux d’hiver de Pyeongchang, en février. Dans la foulée, en prévision du Mondial, des enquêtes sont menées sur les joueurs susceptibles d’être sélectionnés dans l’équipe nationale russe. Mais la Fifa conclut «qu’aucun élément ne permet d’établir une violation des règles antidopage par ces joueurs». Soupir de soulagement au Kremlin.
HOOLIGANS
Plus que par ses résultats sportifs, le football russe s’est distingué ces dernières années par ses hooligans, qui ont fait une mémorable démonstration de force pendant l’Euro 2016. A Marseille, 130 supporteurs russes super entraînés et
organisés comme une petite armée ont mis une raclée à 3 000 de leurs homologues anglais beurrés, sous le regard impuissant de la police française. De quoi nourrir des inquiétudes sur l’attitude des hooligans russes à domicile, sous la coupe d’autorités qui, en 2016, avaient l’air plutôt solidaires de leur «exploit». Ces dernières assurent que la question a été traitée en amont. «Les rencontres avec les membres actifs des mouvements de supporteurs ont commencé dès 2016-2017, assure ainsi le responsable des questions de sécurité et du département anticorruption de Moscou, Vladimir Chernikov, dans une interview au quotidien Vechernyaya Moskva. Les supporteurs qui se sont distingués par le passé par un comportement inapproprié sont bannis des stades.» Ainsi, 467 citoyens russes sont interdits de stade par une décision judiciaire et près de 5000 étrangers. Pour mieux contrôler la situation, la Russie a mis en place, pour la première fois dans l’histoire de la Coupe du monde, le «Fan ID», un document d’identification délivré après l’achat d’un billet, indispensable pour entrer dans les stades. Un système de reconnaissance faciale permettra de repérer les éventuels tricheurs. La peine encourue pour une telle effraction est une amende de 40 000 à 50 000 roubles (540 à 680 euros) et jusqu’à quinze jours d’incarcération.
Les hooligans russes ne seront pas au rendez-vous, assure Ronan Evain, directeur de Football Supporter Europe et spécialiste du supportérisme russe. Certains sont interdits de stade, mais la plupart ont surtout reçu l’ordre de se tenir à carreau. «Le contrôle ne passe pas par les Fan ID, mais par une pression constante sur les hooligans par le FSB qui les somme de rester chez eux et de ne pas foutre le bordel», explique Ronan Evain. La sanction habituelle pour une bagarre – une
brève garde à vue – ne s’applique pas pendant la Coupe du monde. On leur promet la prison ferme. «Les hooligans sont généralement des gens bien intégrés socialement, ils ont des familles, des choses à perdre. Ils n’ont aucune envie d’aller en prison pour une baston», poursuit Evain. Le même principe de précaution devrait guider les hooligans étrangers : les autorités espèrent que la peur de goûter aux geôles russes sera plus forte que leur amour pour la castagne.
RACISME
Dans une société globalement raciste, bien que multiethnique, le stade est un lieu où les barrières sautent. Qui a déjà assisté à un match de foot en Russie a vraisemblablement pu observer des actions aussi élégantes que le jet de bananes ou les cris de singe, quand des joueurs d’origine africaine posent le pied sur le gazon. «Dès 2013-2014, les Russes ont commencé à se montrer
plus sévères», explique Ronan Evain. Par le passé, seul l’affichage d’une croix gammée entraînait une intervention policière. «La banane ou les cris de singe n’étaient pas considérés comme des choses graves par les services d’ordre, mais ils ont fini par se rendre compte du problème. Des procédures disciplinaires ont été introduites pour lutter contre le racisme. Sauf que le discours reste le même : soit minorer le problème –“Nous sommes un pays multiethnique, le racisme n’existe pas” –, soit comparer avec l’Allemagne ou l’Angleterre et dire : “C’est pire ailleurs.”» Des dispositifs de surveillance vidéo sont prévus dans les stades et les démonstrations racistes seront sanctionnées sur le champ, promettent les autorités.
RATÉS
En Russie on aime dire: «On voulait faire au mieux et on a fini par faire comme d’habitude.» La Coupe du monde n’est pas exactement celle dont Moscou avait rêvé et qu’elle avait fait miroiter en 2010. A l’époque, les projets pharaoniques, Jeux olympiques comme Coupe du monde, semblaient réalisables dans toute leur mégalomanie. Dans son dossier de candidature, la Russie avait présenté des villes futuristes et verdoyantes. En réduisant la voilure et ses ambitions, le pays a fini par dépenser près de 9 milliards d’euros, dont plus de la moitié d’investissement fédéral, un tiers d’argent privé et le reste financé par les régions.
Plus que les stades, dont neuf sur douze ont été construits à partir de zéro, ce sont les infrastructures de transport qui ont coûté cher, soit les deux tiers du budget total, selon les estimations de Transparency International. Il avait été question entre autres de relier plusieurs villes – Moscou, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg, Kazan, Nijni-Novgorod– par des trains à grande vitesse. Mais l’idée a été abandonnée dès 2012, faute de moyens. La compagnie de trains russes RZD a finalement mis à disposition des fans des trains spéciaux sur les lignes classiques. Gratuits, ils permettront aux hôtes de découvrir l’immensité russe : il faut compter entre dixsept et vingt-quatre heures de trajet entre Moscou et Rostov-sur-le-Don, vingt-trois entre Volgograd et Sotchi, vingt-six entre Saint-Pétersbourg et Kazan.
CORRUPTION
Comme tous les grands chantiers, ceux de la Coupe du monde n’ont pas été épargnés par la corruption, ce mal endémique qui est aussi le principe organisateur de l’économie nationale. «Ce type de méga-événement permet d’engranger des dépenses faramineuses dans des délais très courts, avec un minimum de contrôle, dans l’intérêt des détenteurs des contrats publics, c’est-àdire, en Russie, des hommes d’affaires proches du Kremlin», explique le directeur adjoint du bureau russe de Transparency International, Ilya Shumanov. «La corruption est présente à tous les niveaux. Les gros contrats ont été distribués par le pouvoir aux oligarques, comme Guennadi Timchenko [stades de Volgograd et Nijni-Novgorod, ndlr] ou Aras Agalarov [celui de Kaliningrad]. La sous-traitance est gérée par les régions, elle est aux mains des élites locales, qui ne respectent pas les règles de concurrence, falsifient les processus d’appels d’offres et s’entendent sur les prix», poursuit l’analyste.
Reste que pour les régions hôtes, même si tous les projets n’ont pu être réalisés, la Coupe du monde est évidemment une aubaine, «car jamais autant d’argent fédéral n’aurait été investi en temps normal dans les routes, les chemins de fer et les infrastructures sportives», conclut Shumanov. Et les étrangers qui sillonneront le pays pendant un mois, ne voyant pas cet envers du décor, seront épatés par la démesure et la beauté du pays, et l’organisation de l’événement sportif qui ne donne pas, pour l’heure, de signes de dysfonctionnements.