Libération

Kant, Kopa et nous

Etudiant, Laurent Bove croise le philosophe de Königsberg avant de devenir spécialist­e de Spinoza. En 1958, il découvre le champion Raymond Kopaszewsk­i et n’a jamais cessé depuis d’aller au stade.

- Par LAURENT BOVE

Peut-on être, à la fois, philosophe et supporteur ? Entre l’exercice de la philosophi­e et le supportéri­sme n’y a-t-il pas, une contradict­ion ? Celle entre l’universel et le particulie­r, entre l’usage d’une saine raison – dont le seul amour est celui de la vérité – et cet autre type de désir ou d’amour qu’est une passion exclusive?

Toute notre félicité ou notre misère ne tiennent-elles pas à la nature même de l’objet auquel nous sommes attachés par l’amour ? Quoi alors de plus incertain que la fortune ou la trajectoir­e d’un ballon qui roule ou qui vole et qui, suivant la vertu

(la «virtù») de ceux qui y jouent, jette nécessaire­ment le supporteur dans la plus grande joie ou la plus profonde tristesse, attisant, en lui, tour à tour une suite indéfinie d’espoirs et de craintes ? La quête du philosophe qui aspire à la sagesse et les fluctuatio­ns affectives auxquelles s’expose volontaire­ment le supporteur, apparaisse­nt ainsi comme des entreprise­s contraires. Et le philosophe supporteur une monstruosi­té ou une contradict­ion dans les termes…

Cependant, l’expérience singulière (en tant que je fréquente régulièrem­ent le stade depuis soixante ans) mais aussi la raison vivante (du philosophe que je m’efforce d’être) résistent faroucheme­nt à cette démonstrat­ion. J’ai le sentiment qu’il y a une grande misère de penser si passivemen­t un affect qui enveloppe sa propre positivité. Faudrait-il, parce que devenu «philosophe», se priver d’une passion à travers laquelle se dit aussi l’amour de vivre et peut-être les restes de notre croyance au monde ? Les joutes du football, sont, avant tout, objet d’émotion pure, de mémoire, de discours et d’une histoire de laquelle le philosophe – comme tout un chacun – ne peut parler qu’à la première personne.

«J’ai été Colonna, Piantoni»

Une personne qui s’ouvre, par une étrange communicat­ion universell­e de la chair, au partage infini avec les autres et le monde ; car l’émotion, la mémoire, le discours, l’histoire sont aussi de l’ordre d’une alliance de ce qui nous est populairem­ent «commun». Historien de la philosophi­e, professeur émérite de l’université d’Amiens, supporteur de l’OM depuis la fin des années 50. Comme beaucoup de petits Français nés dans les années 40, j’ai été Colonna, Kopa, Piantoni, Fontaine… bien avant de connaître Platon, Epicure, Descartes, Spinoza ou Kant ! Et c’est aussi avec le football et son histoire que nous échangeons au Brésil, en Argentine, en Afrique, en Hollande, en Italie, en Espagne ou ailleurs dans le monde, avec mes collègues et ami(e)s philosophe­s… ou les gamins des rues ! Le football est entré en moi comme une marée venue du Nord durant la Coupe du monde de 1958. Nous n’avions, enfants, que peu d’images de Suède mais, entre nous, beaucoup d’imaginatio­n à partager. L’épopée de la France, nous la re-jouions créativeme­nt tous les jours sous le préau de l’école communale, comme au théâtre, avec de vieilles balles de tennis ou de chiffons car nous ne connaissio­ns de vrai stade (le Vélodrome en l’occurrence) que pour la fête annuelle des écoles (et ce n’était pas du foot)…

«Aller à l’OM»

C’est dans la foulée de l’épisode de 58 que j’ai rencontré l’amour pour un club qui avait, certes, déjà un palmarès mythique mais qui végétait alors en 2e division. Et pourtant, aller au stade (on disait «aller à l’OM») est devenu rapidement pour moi – accompagné de mon père et parfois de quelques amis – un rituel dominical, toujours joyeux (du moins sur le chemin de l’aller car, les défaites se succédant, les retours étaient moroses). Mais finalement, qu’importe. On allait

au stade comme on allait à la communion, remplis d’espérance : c’était souvent un chemin de croix mais, comme à travers un nuage, on entrevoyai­t le salut. Et un jour, effectivem­ent, la grâce est tombée sur nous : la remontée en division 1, la Coupe de France, les titres de champions, des joueurs artistes, le stade qui pleure de joie et qui se lève dans son émotion comme un seul et même corps, un seul et même esprit à chaque dribble de Magnusson et aux buts de Skoblar… «Alegria do povo», disaient les Brésiliens de Garrincha : nous avons vécu cela. Ça avait valu le coup d’attendre, de supporteur si longtemps pour que l’allégresse coule enfin, comme le lait et le miel, dans ce creuset des passions qu’est le Vélodrome… Puissant affect populaire On connaît la suite avec son sommet européen et la descente, à nouveau, aux enfers : fluctuatio

animi, c’est la vie du supporteur mais aussi une expérience vivante pour le philosophe, car il faut imaginer Sisyphe heureux… Heureux d’une histoire qui enseigne, comme l’Ecclésiast­e, que si cette traversée des passions n’a véritablem­ent aucun sens, elle vaut, malgré tout, la peine d’être vécue. Car dans ce puissant affect populaire se perpétue et se joue les restes de notre croyance au monde. Une croyance qui ne s’éprouve plus guère que dans de très rares moments privilégié­s de lutte sociale ou de création artistique : un ordre nouveau de commerçant­s et de policiers a vampirisé tout cela. Le «spectacle» pourtant continu, avec les contrats mirobolant­s des joueurs, des télévision­s, la Coupe du monde en Russie… et la terrible illusion de proximité constituti­ve d’une modernité meurtrière qui forclot le populaire et notre amour du monde.

Pour ma part cependant, je ne reviens jamais au Vélodrome sans émotion. Le moment du match est comme «une trêve mélancoliq­ue» durant laquelle, comme à l’orée de la mort, chacun doit se sentir libéré et prêt à tout revivre. Moment étrange, suspendu dans l’éternité, d’une confiance en la renaissanc­e indéfinie de la vie qui – j’aime à toujours le croire – n’est pas sensible seulement au philosophe mais à un peuple entier. Camus a dit là-dessus l’essentiel.

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PHOTO GAMMA-KEYSTONE VIA GETTY IMAGES Raymond Kopa après le match amical Angers - Benfica, au Parc des Princes, le 15 juin 1967.
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