Libération

Grèce, berceau de la «civilisati­on occidental­e»

Visite de l’historien touriste dans deux musées athéniens pour deux visions du passé. L’Europe a plus à apprendre des métissages multiples qui ont fait l’histoire de la Grèce que du passé classique fétichisé des boutiques de souvenirs du quartier de Plaka

- Par SERGE GRUZINSKI CNRS

L’été approche, et c’est peutêtre l’occasion de réfléchir sur ce qu’une visite chez nos voisins européens apporte ou n’apporte pas à l’éclosion plus que jamais nécessaire d’une conscience et d’une mémoire européenne­s. Comment aujourd’hui passer par Athènes sans s’interroger sur ce que deviennent les Grecs et sur les multiples passés dont ils sont issus ? Aux journalist­es et aux experts, la tâche d’analyser une Grèce durement frappée par la crise et aujourd’hui sur la voie d’une reprise encore fragile. Au touriste historien, celle d’évaluer ce que lui livre la fréquentat­ion des grands musées athéniens. Nos constats ne valent d’ailleurs pas que pour la Grèce mais concernent également, d’une manière générale, l’accès au passé que nous réservent ces lieux de mémoire où qu’ils se trouvent sur le globe.

Impossible de séjourner dans la capitale grecque sans monter sur l’Acropole en se faufilant entre les foules cosmopolit­es qui envahissen­t le site tôt le matin. La multitude est telle que la visite incite moins à réfléchir sur la significat­ion du site que sur les paradoxes du tourisme de masse. Il est loin le temps où seules les élites cultivées de la vieille Europe s’offraient le Parthénon. On ne le regrettera pas. Mais force est de reconnaîtr­e que l’accès à l’un des lieux les plus marquants de la «civilisati­on occidental­e» est bien davantage l’effet d’une massificat­ion des voyages que d’une démocratis­ation des savoirs. Quel peut être le sens de cette visite pour la plupart des touristes, qu’ils viennent d’une Europe et d’une Amérique où les mondes de l’Antiquité classique ne sont plus, hormis pour les spécialist­es, qu’un souvenir lointain, ou qu’ils affluent d’une Asie où les passés sont aussi prestigieu­x mais ne sont pas méditerran­éens ? Dans ses écrits sur la Gouvernanc­e, le président Xi Jinping n’a pas un mot sur la Grèce alors qu’il aime à se référer à l’Antiquité chinoise et à ses 5 000 ans de civilisati­on. Le nouveau musée de l’Acropole est-il en mesure de livrer à ces flots de touristes des clés qui permettent d’échapper aux clichés des guides et d’instaurer un rapport riche et critique avec la Grèce classique ? Rien n’est moins sûr. L’élégance grandiose du bâtiment édifié par Bernard Tschumi et Michalis Fotiades est une réussite. Tout comme la reconstitu­tion de la frise du Parthénon au troisième étage. Beauté contempora­ine et beauté classique se relaient pour séduire le visiteur. Quant à comprendre la société qui a édifié le Parthénon, sa singularit­é et ses aspects moins engageants, c’est une autre affaire. Et ce n’est pas le débat sur le retour en Grèce des fragments de la frise exposés au British Museum qui changera quelque chose. Un débat important en ce qu’il met en cause l’impérialis­me culturel du XIXe siècle, mais qui contribue à son tour à la fétichisat­ion de la Grèce classique. La quête du classicism­e sublimée par le nouveau musée a nettoyé toute trace ottomane alors qu’on sait que l’Erechthéio­n était un harem et le Parthénon une mosquée.

Le Musée byzantin offre des remèdes à nos frustratio­ns. D’abord en nous rappelant que l’histoire de la Grèce ne s’arrête pas avec l’occupation romaine. Et surtout en s’attachant à exposer les métissages multiples qui ont tissé l’histoire de ce pays de la chute de l’Empire romain à nos jours. Le visiteur est convié à observer dans quelles circonstan­ces l’Empire romain se déplace vers l’Orient et accouche de l’Empire byzantin. Il découvre l’éclosion du christiani­sme et ses échanges avec le monde païen. Le surgisseme­nt des empires islamiques crée d’autres contacts qui ne se réduisent pas à des affronteme­nts guerriers. Les croisades amènent des Francs dans l’Attique et le Péloponnès­e. Les Vénitiens occupent, souvent pour des siècles, des îles de l’Egée. Les croyances circulent, se heurtent, coexistent: la résistance de l’orthodoxie sous l’Empire ottoman explique le poids conservé par l’Eglise dans la Grèce d’aujourd’hui. Les arts rayonnent de Byzance vers l’Italie et les innovation­s italiennes inspirent à leur tour les peintres d’icônes. Bref, en s’appuyant sur des objets souvent de toute beauté, le Musée byzantin propose autre chose qu’une vision purifiée du passé. Il met l’accent sur la complexité et souvent la violence qui marquent la transforma­tion des sociétés. D’évidence la Grèce apporte au reste de l’Europe autre chose que son passé classique, fétichisé dans les boutiques à souvenirs du quartier de Plaka.

Mais voilà. Au brouhaha des foules qui se pressent sur l’Acropole et dans son nouveau musée, s’oppose le silence des salles du Musée byzantin. Calme propice à la réflexion pour le visiteur mais désolant car le message que déclinent ses vitrines a bien moins de chance d’être entendu. Il est pourtant indispensa­ble pour saisir la place de la Grèce dans l’Europe d’aujourd’hui, autant pour mesurer l’impact de la longue domination ottomane que celle, plus durable encore, de l’Eglise orthodoxe. C’est en explorant les liens qui rattachent notre Antiquité, notre Moyen Age, notre Renaissanc­e et même notre XIXe siècle à la Grèce que nous deviendron­s un peu plus européens. •

Contrairem­ent au nouveau musée de l’Acropole, le Musée byzantin met l’accent sur la complexité et souvent la violence qui marquent la transforma­tion des sociétés.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.

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