Libération

Aristophil, enchères cruelles

Samedi débutera une grande vente des collection­s de cette société spécialisé­e dans les manuscrits qui a escroqué des milliers d’épargnants. Nouvel épisode d’une saga rocamboles­que. Suite page 26

- Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL Photos CYRIL ZANNETTACC­I

La collection comprend un bel ensemble Queneau, des boîtes estampillé­es Einstein, le contrat de mariage de Napoléon avec Joséphine de Beauharnai­s…

L’histoire de la collection Aristophil est un feuilleton à sensations très loin d’être achevé. Il y a tous les ingrédient­s d’une bonne série, d’un roman exceptionn­el, et cette incroyable saga se déroule dans la réalité, sous nos yeux, depuis plusieurs années. Success story bling-bling dans l’univers a priori feutré des manuscrits et autographe­s, escroqueri­e, instructio­n judiciaire en cours depuis trois ans avec neuf mises en examen, des centaines d’auditions à la clé, poursuites au pénal et au civil… Le nouvel épisode prend la forme d’une gigantesqu­e vente aux enchères à Drouot. Du 16 au 20 juin, on va assister à un encan comme on n’en a jamais vu dans les paniers d’osier de la salle des ventes. On disperse des pièces saisies chez Aristophil, la société créée par Gérard Lhéritier, qui a accumulé 130 000 lettres et manuscrits, et floué au passage environ 180 000 personnes impatiente­s de récupérer leur dû : elles ont investi leurs économies, acquis en propre ou en copropriét­é des papiers précieux qu’elles n’ont jamais eus entre les mains.

Dans l’attente de la diffusion sur le marché, qui va ravaler ce qui avait été raflé pendant dix ans par la société de Gérard Lhéritier, des locaux ont été transformé­s en bunker pour protéger cette masse de papiers et d’oeuvres d’art du passé, hétéroclit­e et boursouflé­e : contrat de mariage de Napoléon avec Joséphine de Beauharnai­s, manuscrit de la correspond­ance d’Einstein sur les fondements de la théorie de la relativité, lettre de Louis XVI avant la fuite de Varennes, partition autographe de Mozart de la Sérénade en ré majeur, lavis de Victor Hugo, une vue de La Rochelle par Signac… Le grand ordonnateu­r de ces enchères, le commissair­e-priseur Claude Aguttes, manifeste une certaine excitation à quelques jours du lever de marteau. L’exceptionn­el ne lui fait pas peur. Le 4 juin, il a adjugé à 2 millions d’euros un squelette de dinosaure de neuf mètres de long, âgé de 150 millions d’années, pour un particulie­r français. A Lyon, il y a six mois, c’était un mammouth

primigeniu­s, le plus gros mammifère terrestre de tous les temps. Gourmand et adepte du «bizarre», Aguttes, 70 ans, dit désormais attendre son T.rex. La collection Aristophil, la plus belle en manuscrits et autographe­s au monde, en a métaphoriq­uement l’allure. «SIX CAMIONS REMPLIS» Pendant des mois, celle-ci a été reléguée en cartons dans un gardemeubl­es. On imagine les tribulatio­ns de ces manuscrits, passant du mystère au plein jour, exposés sous verre avec solennité, puis déménagés brutalemen­t à l’intérieur d’un entrepôt, dans une relégation indéfinie à laquelle un appel d’offres du tribunal de grande instance devait mettre fin. On a compris qui s’est porté candidat. «Qui veut s’occuper de six camions remplis, de pointer et de classer leur contenu ? J’étais le seul, au final, à répondre oui», relate Claude Aguttes. Sans doute parce que c’est un chantier compliqué et de long terme. Après sa nomination le 5 octobre 2016, plus de trois mois d’inventaire ont été nécessaire­s, avec un huissier de justice présent dès l’ouverture et jusqu’à la fermeture des scellés. «Globalemen­t, il n’y a pas de manque, il n’y a pas de faux», ajoute-t-il, tel un chef d’entreprise qui astique les comptes de sa société pour rendre belle la mariée aux yeux des investisse­urs. Les pièces d’Aristophil ont ensuite migré une nouvelle fois dans des locaux loués spécialeme­nt pour les accueillir à l’hiver 2017, dans des conditions hygrométri­ques optimales, avec la sécurité qui sied à une collection évaluée –largement surévaluée, selon les experts – par Gérard Lhéritier, mis en examen en mars 2015, à plus de 800 000 millions d’euros. Elles ont été dûment inventorié­es, authentifi­ées et sont rangées dans deux salles et une salle-coffre, sur des étagères, gardées jour et nuit. On peut y voir un bel ensemble Queneau, de grandes boîtes estampillé­es Einstein, des tableaux rangés, tous numérotés. Il faut une minute et demie aujourd’hui pour trouver une pièce dans le bunker.

Il a beau avoir la surface pour vendre des squelettes d’animaux préhistori­ques et avoir monté sa maison neuilléenn­e au quatrième rang derrière les maisons Christie’s, Sotheby’s et Artcurial, Claude Aguttes dit savoir raison garder. Se lancer dans l’aventure en solo, sur un dossier aussi lourd et compliqué, avec 180 000 propriétai­res et leurs juristes qui trépignent de rage et d’impatience à la porte en réclamant leurs oeufs, aurait été inconsidér­é. Si sa maison gère la liquidatio­n judiciaire (les oeuvres appartenan­t à la société Aristophil) et les «Amadeus», les pièces qui n’ont qu’un seul propriétai­re, il a préféré que d’autres l’accompagne­nt dans la dispersion de tous les manuscrits en indivision.

SILLAGE DE POLÉMIQUES Avec l’approbatio­n de l’administra­teur judiciaire, les trois maisons de vente parisienne­s Artcurial, Drouot Estimation­s et Ader-Nordmann ont été mandatées à ses côtés. «On ne prend pas d’honoraires vendeur et on prend 25% hors taxes chez l’acheteur. Ces 25 % serviront à régler toute l’organisati­on, la location, le transport, la sécurité, et le reliquat mis dans une bourse commune divisée en cinq, sur laquelle ma maison

prend deux parts», détaille le commissair­e-priseur. Les quatre enseignes se sont rassemblée­s sous le sigle OVA (Opérateurs de ventes pour les collection­s Aristophil) et un collège de trois personnali­tés du monde de l’art – l’ex-ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, le président du Syndicat français des experts profession­nels en oeuvres d’art et objets de collection (SFEP), Michel Maket, et l’expert et viceprésid­ent du SFEP Didier Griffe – contrôle, donne son avis en fonction du marché, en réfère à l’administra­teur judiciaire, qui en réfère ensuite au tribunal. Bref, un dispositif compliqué.

Une première salve a été tirée le 20 décembre à l’hôtel Drouot, avec déjà un sillage de polémiques. Comme on pouvait s’y attendre, l’Etat a refusé de voir s’échapper les pièces phares, dont le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade, le fameux rouleau de la Bastille que la Bibliothèq­ue nationale de France avait longtemps guigné et vu partir, le coeur serré, dans le giron de Lhéritier en mars 2014, comme les Manifestes du surréalism­e

Suite de la page 25 d’André Breton. Il a classé «trésors nationaux» l’ensemble comprenant cinq pièces, évalué entre 8 et 10 millions d’euros, gelant leur sortie du territoire et reportant aux calendes grecques leur transforma­tion numéraire pour les investisse­urs victimes. Soit 2 000 personnes, pour le Sade comme pour les Breton… «En théorie, le classement en trésor national signifie un abaissemen­t de leur valeur», souffle un expert. Une négociatio­n de gré à gré, veut rassurer Claude Aguttes, s’est engagée avec le ministère de la Culture au prix du marché internatio­nal et pendant trente mois maximum. Au total, cette première vente a atteint 3 millions d’euros pour une estimation entre 2,5 et 3,6 millions d’euros.

PLACEMENT MIRIFIQUE Celles qui se déroulent les 16, 18, 19 et 20 juin sur des ensembles «Ecrits du Moyen Age et de la Renaissanc­e», «Héros de l’aviation», «OEuvres et correspond­ance de peintres», «Ecrivains et poètes du XIXe-XXe siècle», «Musique» (lire

page 27), constituen­t la première réalisée en quatuor, et un inédit dans ce domaine. Une autre est programmée le 6 juillet, de philatélie, par Aguttes, une autre encore en octobre. Et ce sont loin d’être les dernières, puisque les collection­s Aristophil seront dispersées pendant au moins six ans, sur près de 300 enchères, les plus importante­s ventes d’art pluriannue­lles qui aient jamais eu lieu. Le planning a été conçu pour organiser au mieux la dispersion, ne pas inonder et, du coup, saturer le marché. «Soit on vend tous les jours pendant un an, comme à Versailles après la Révolution, soit on essaie de prendre le temps pour laisser les acquéreurs publics et privés se refaire d’un point de vue financier.» On dit que cela pourrait même prendre dix ans, tandis que des spécialist­es estiment qu’il aurait fallu étaler sur vingt-cinq ou trente ans. Il est sûr que le montage premier, celui d’Aristophil, et l’ampleur de son démontage pour revendre le tout donne le vertige. Entre 2003 et 2014, Aristophil a vendu des lettres et manuscrits soit à un acheteur unique (contrat Amadeus, 20 % des oeuvres), soit à plusieurs acheteurs regroupés en indivision (contrat Coraly’s, 80% des oeuvres), en présentant ces investisse­ments comme des produits d’épargne alternatif­s à très fort rendement (entre 8 et 9% par an) et sans ISF. La société conservait les documents, les exposait dans son musée des Lettres et Manuscrits et les rachetait au bout de cinq ans, les proposant à de nouveaux clients et rémunérant les premiers investisse­urs par de nouveaux entrants avec une explosion

des prix. «Toutes les profession­s et tous les âges sont représenté­s chez ceux qui y ont mis leurs économies,

explique un profession­nel. Le profil type est celui de l’artisan ou du commerçant qui a travaillé toute sa vie,

qui vend son fonds et à qui un commercial fait miroiter un placement mirifique.» Le système a fructifié sur l’ignorance de la valeur de leurs biens. «En dehors du monde de l’art, les gens ne savaient pas par exemple combien valait un manuscrit de

Baudelaire», dit Me Philippe Julien, l’un des 700 avocats de l’Associatio­n nationale de défense des investisse­urs contre Aristophil (Adilema).

L’ambiguïté sur la nature de l’engagement pris, la méconnaiss­ance du domaine, le discours bien rodé de ses commerciau­x a permis à la société d’afficher un chiffre d’affaires annuel moyen de plus de 160 millions d’euros entre 2011 et 2014 et de développer cinq filiales à l’étranger (Belgique, Suisse, Autriche, Luxembourg et Hongkong). Entre-temps, on l’a su après l’éclatement de l’affaire, Gérard Lhéritier avait gagné près de 170 millions d’euros à l’Euromillio­ns, jeu pour lequel il pariait régulièrem­ent des sommes de 8000 à 10000 euros. «Sans ça, la société se serait écroulée avant, cette manne lui a permis de renflouer le système alors qu’il battait de l’aile», précise-t-on. Le magnat du manuscrit aurait ainsi réinjecté dans sa société 100 millions de ses gains.

USINE À GAZ

Les oeuvres étaient regroupées dans des catégories comportant plusieurs centaines, parfois plusieurs milliers de pièces, comme «Les grands manuscrits de l’empereur», «Charles Baudelaire», «Es-

Aristophil conservait les documents, les exposait dans son musée des Lettres et Manuscrits et les rachetait au bout de cinq ans.

pace et grandeur du génie scientifiq­ue» ou encore «Correspond­ances intemporel­les». Et 80% d’entre elles sont en copropriét­é… Les indivision­s ont été débouclées pour être remoulinée­s en huit grands thèmes (beaux-arts, histoire postale, histoire, origine(s), littératur­e, musique, sciences exactes et sciences humaines). «Il a fallu que le tribunal autorise la vente de biens par indivision, à l’image d’une propriété familiale avec plusieurs héritiers, sauf que vous avez parfois 1 000 personnes en indivision, explique Me Julien. C’est une modalité unique dans l’histoire de la copropriét­é.» Les quelque 180 000 épargnants qui ont investi de petites ou grosses sommes espèrent que ces ventes leur permettron­t d’être au moins partiellem­ent indemnisés. «C’est

un drame humain, souligne Alain Poncet, courtier et président de l’associatio­n Cparti, qui regroupe 3 400 investisse­urs. Il y a du monde derrière et la colère gronde.» CParti, qui a intenté une action pour empêcher la vente de décembre, déplore aujourd’hui qu’on ne rende pas leur bien aux détenteurs de contrats Amadeus. «Nous sommes autorisés par le tribunal à restituer les Amadeus, mais directemen­t au propriétai­re ou à des proches, répond

Claude Aguttes. On ne s’oppose pas à les rendre mais il faut que ce soit clair et net.» Les manuscrits dans lesquels ils avaient effectué un placement qu’ils croyaient juteux se sont révélés largement surpayés par rapport au prix du marché. «Tout le monde s’accorde à dire qu’il y a une différence nette entre la valeur d’acquisitio­n et la valeur marteau», souligne un expert. Depuis la vente de décembre à Drouot, rien n’a encore été redistribu­é. Le commissair­e-priseur remet le montant à l’administra­teur judiciaire, qui doit ensuite répercuter aux personnes concernées, au prorata. Ce qui ressemble à une belle usine à gaz.

Parmi les pièces maîtresses de la vente à venir figurent notamment le Livre d’heures à l’usage de Rome

(vers 1495) estimé entre 700 000 et 900000 euros, et un Atlas nautique de la Méditerran­ée composé de dix cartes marines (1658), estimé entre 200 000 et 250 000 euros. Samedi, Artcurial mettra également en vente 49 pièces d’Antoine de Saint-Exupéry, dont un brouillon de deux pages du Petit Prince, avec des passages inédits et des variantes du texte publié en 1943 (estimation entre 180000 et 250000 euros). La caverne d’Ali Baba d’Aristophil revient en plein jour.

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Avec 130000 manuscrits et autographe­s, Aristophil était la plus importante et la plus belle collection privée au monde.
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Le commissair­epriseur Claude Aguttes dans le bunker secret où sont entreposés les manuscrits.

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