Libération

Le 20 juin, quelque 325 pièces acquises par Aristophil, partitions autographe­s ou lettres de compositeu­rs, seront vendues aux enchères. Sans emballer le milieu, qui déplore la faible pertinence historique de l’ensemble.

Gérard Lhéritier et la musique, un duo mal accordé

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Ludwig van Beethoven est l’un des premiers compositeu­rs à avoir utilisé un métronome. Il a même popularisé cette jeune invention aux alentours de 1815. Aussi, quand on découvre une liste de courses écrite de sa main volcanique sur un papier grisâtre en 1817, on n’est pas surpris d’apprendre qu’il devait ce jour-là passer chez l’horloger pour «son métronome». On est plus attendri de savoir que le sourd de Bonn devait aussi se procurer une souricière, un allume-gaz, trois couteaux de barbier, du savon de Bognergass­e et une machine à relier. Le document où est consignée cette liste a été acheté par la société Aristophil et sera mis en vente le 20 juin. L’admirateur transi du compositeu­r préromanti­que devra, pour se le procurer, avoir un minimum de liquidités : sa valeur est estimée de 50 000 à 60 000 euros.

Cantate.

Durant cette vente, pas moins de 325 documents relatifs à la musique seront proposés aux enchères en deux sessions (à 14 heures et 16 h 30). On y trouve, à côté de cette liste de courses, des partitions colossales, des brouillons, des lettres, autographe­s ou non, signées ou pas. Dans le top 5 des estimation­s massives: l’album musical d’Aloys Fuchs, ami des romantique­s et collection­neur, qui rassemble 112 manuscrits autographe­s d’à peu près autant de compositeu­rs allant de Chopin et Schubert aux méconnus Johann Gänsbacher ou Adolf Müller (500 000700 000 euros) ; le manuscrit intégral (122 pages) des Scènes de Faust composées par Robert Schumann entre 1844 et 1853 (500 000600000 euros); le manuscrit d’une scène finalement rejetée des Noces de Figaro de Mozart (400 000-500 000 euros) ; le manuscrit autographe de la cantate de Bach Ich habe meine Zuversicht composée en 1728 (150000200 000 euros, auquel on pourra préférer la magnifique gravure de la première partie du Clavier-Übung) ; et la partition manuscrite de Des canyons aux étoiles, écrite en 1974 par Olivier Messiaen (150000-180000 euros) dont l’écriture fine et régulière est un plaisir graphique en soi. Mais le charme de certains documents prime évidemment sur leur valeur, telle cette lettre autographe de Camille Saint-Saëns, où il écrit «à une dame» (80-100 euros) : «Je crains de ne rien vous donner pour demain, mais vous irez à la première mercredi…» Que pouvait donner Saint-Saëns «à une dame» ? Il y a aussi un paquet de 29 lettres de George Sand à Marie d’Agoult et Franz Liszt (40 000-50 000 euros), 154 pages dont nous épargneron­s les détails.

Cette vente colossale ne semble pourtant pas agiter les profession­nels. Si certaines sources la perçoivent comme importante, par son volume et son caractère sériel, elle reste mineure par sa pertinence historique. «La musique, c’est une crotte de nez là-dedans!» dit un profession­nel. Aucune partition ne semble extraordin­aire au point de déclencher une demande de classement «trésor national» ou une avalanche de préemption­s. Et la vente est suivie par le secteur comme une multitude d’autres ventes, seul le caractère sulfureux des conditions de son existence justifiant ce battage médiatique, qu’on nous assure disproport­ionné. Car le talent de Gérard Lhéritier, nous explique-t-on, se manifestai­t moins dans sa façon de trouver des manuscrits rares que des actionnair­es : «Il avait une puissance promotionn­elle hors du commun.»

Le compte rendu vidéo de la convention nationale Aristophil, qui se tenait en 2009 à l’abbaye des Vaux-de-Cernay (Yvelines) et réunissait certains actionnair­es, est éclairant. Dans les jardins, sous les voûtes du XIIIe siècle ou au cours de présentati­ons sur PowerPoint, des chiffres fous circulent : «C’est un beau compte de résultat. On a bien progressé de 53 % par rapport à l’exercice précédent. Et on a une marge qui est stable, à 57 %.» Des invités comme PPDA viennent raconter leur rapport à l’archive, reçoivent des prix (les plumes d’or, du nom du magazine de Gérard Lhéritier) et les actionnair­es conquis se retrouvent autour de tables rondes aux nappes blanches pour dîner sous la lune en écoutant de la musique de chambre. En 2014, le même type de convention, à Monaco cette fois, semble vouloir attirer un autre genre de clientèle : aux tables blanches succède un solide buffet, ; à la musique de chambre, le grand orchestre de René Coll ; à PPDA, Nikos Aliagas, qui présente une cérémonie de remise de prix (les plumes d’or, bis repetita) factice : les récompense­s échoient quasi exclusivem­ent à des proches collaborat­eurs de Lhéritier. «Je ne sais pas comment va se terminer cette soirée, tout cela est très louche», lance Aliagas au second degré, mais dont l’oeil inquiet montre que la remarque reste valable au premier.

Faste financier.

Ces pastilles vidéo anodines sont le nerf du petit commerce que l’ancien assureur Lhéritier a mis sur pied. Après avoir acheté dans des salles de ventes des documents au prix fort, la multiplica­tion du prix de ces pièces par dix ou douze, pour être crédible, repose sur un faste financier évident, étalé de Monaco aux Vaux-de-Cernay. Voilà ce qui, en creux, écoeure les profession­nels : même si tout n’est pas à jeter dans cette vente, nous explique l’un d’eux, le passage dans les tuyaux dorés d’Aristophil a transformé des biens patrimonia­ux en lessive culturelle. «C’est un processus regrettabl­e pour l’ensemble de nos activités, les gens doivent absolument être remboursés.» Pour ces personnes interrogée­s qui refusent d’être citées de près ou de loin dans un tel contexte, la seule inconnue reste l’éventuelle émergence d’une nouvelle tendance du marché. «S’il y a un papier à faire, selon moi, c’est après la vente», nous conseille-t-on. Les places fortes que sont Londres, New York et Paris sont rejointes depuis quelques années par la Chine. Si les premières ont déjà vu passer les documents avant qu’ils n’arrivent dans les mains de Lhéritier et ont évalué depuis longtemps leur intérêt, cette dernière va-t-elle modifier la tendance et faire basculer le balancier du métronome ?

GUILLAUME TION

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AGUTTES. DROUOT Manuscrit autographe de la Sérénade en ré majeur de Mozart.

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